mercredi 27 février 2008

LES CAP-HORNIERS






Tu ne sais pas si tu te réveilles, si tu t’endors, si tu es malade, si tu es en train de mourir ... Tu ignores où tu es. Tu n’as même pas la volonté nécessaire pour te demander où tu es. En fait, tu n’es pas. Un vague brouillard, seul, existe. Ce n’est même pas un brouillard, c’est un entrelacs de tourbillons, de fumées, de liquides, de torons, un écheveau, une pelote de sensations nauséeuses, d’odeurs de mort. On ne démêle pas un tel ensemble. On ne distingue pas entre les mouvements, les ombres, les bruits, les sensations, les écœurements, les odeurs, les frayeurs. De tous côtés, craquements, couinements, sifflements, claquements et une mélasse de voix incompréhensibles, qui gargouillent, qui s’étalent comme de l’huile sale. De temps à autre, une vrille perce les tympans. Douleur dans la nuque, sourde, lancinante. Est-ce bien moi qui râle ? Ouvrir les yeux ! J’ai déjà essayé. Je ne sais ce qui m’environne, mais sombre, cela tourne, tourne à grande vitesse autour de moi. Est-il bien vrai que je tombe, tombe, tombe ? Je n’arrête pas de tomber, tomber, jusqu’à vomir ! J’ai dans la bouche autant d’amertume que si j’avais dévoré hier au soir, toute crue, une morue séchée et salée. Série de cahots : Cabriolet, fiacre lancé au grand galop et les essieux qui cassent d’un seul coup, tous à la fois. Les chevaux se cabrent, hennissent, chambardement, chocs, bruits !










Bon Dieu ! Ce roulis, ce tangage, ce clapot, ces sifflements, ces couinements, ces voix !
Ouvrir les yeux ! Les ouvrir !
Cette ombre, cette odeur de coaltar, cette puanteur de mort ! Ce carré de lumière taillé dans le bois, au-dessus de moi. Ce plancher de bois sous mon dos ! Ce type, qui hurle à la manoeuvre ... Bon Dieu ! Fermer les yeux !






*
Soleil. Grand soleil du moid d’août. Les pieds dans la saumure, nus, qui brûlent. Les mains qui manient le râteau. Le torse nu mais la tiédeur de la ceinture de flanelle. Les pantalons coupés aux genoux. Les oiseaux, mouettes, goélands, alouettes et cormorans. Miroirs éblouissants des marais. Fleur de sel. Tas pointus, pyramides de sel. Cristaux du sel, dont les éclats brûlent les yeux. Poids du sel, que l’on charge à la pelle dans les paniers. Poids des jours. Brûlure des jours. Patience de l’âne qui porte les paniers, patience désespérée. La gabare charge le sel. le voilier attend. Il va partir dès qu’il sera chargé. Envie de départ ...








Et puis, le soir, avec la brûlure des reins, la brûlure du dos, la brûlure des mains, la brûlure des pieds, la brûlure de l’âme, la brûlure de la gorge. Cabaret. Alcool, alcool !Moiteur. Chaleur des hommes, chaleur des voix. Musique ...


-” Je paie encore un verre ! “


Qui parle ? Qui verse, encore et encore ?


-”Raconte, mon gars, raconte. Dis les jours entiers, dès le premier rayon du soleil, les pieds nus dans l’eau, dans la saumure,les mains dans le sel, le dos au soleil ! Dis les commandements du père, les reproches de la mère, les cals de tes deux mains, la sueur au creux de l’aisselle, la sueur au creux de l’aine. Dis les courbatures de tes reins. Dis la Jeannette qui t’a refusé la danse, samedi passé. Dis tes envies. Dis tes désirs ...


-”Allez, bois encore. Tu vas voir, cela va passer !”


À qui as-tu parlé ? Qui était-ce, celui dont la voix murmurait, égale ? Tu crois vraiment qu’il t’écoutait ? Sensation à nulle autre pareille, glisser, glisser, sans heurt, glisser. C’était comme dans tes rêves, comme dans tes rêves de gosse ... À droite, à gauche, il y a d’autres marsouins, semblables à celui qui t’emporte, les mêmes, absolument les mêmes ...






Dos bleus, ventres argentés. Ils chantent, ils rient, ils t’emportent. Nous allons vers le large ! Nous filons sans autre bruit qu’un léger clapot que viennent déchirer des éclats de rire ! Bon Dieu ! Je me suis fait avoir !


j’étais pourtant prévenu :


-”Prends garde : C’est dans le fond le plus sombre des cabarets qu’ls t’attendent. Ils te feront causer. Ils te feront boire. Ils t’endormiront de belles paroles. Ils te feront déverser ton mal de vivre. Tu ne sauras jamais exactement comment tu es arrivé là, mais tu te retrouveras avec une monstrueuse gueule de bois. Trop tard ! On t’a embarqué sur un navire. Il a hissé les voiles depuis des heures et des heures déjà. Tu te réveilles et tu te demandes où tu es. Trop tard ! Les recruteurs avaient besoin de compléter l’équipage ...


-” C’est ainsi que j’en ai pris pour des mois et des mois, des années et des années, moi qui n’avais jamais été marin, moi qui n’avais jamais été que saunier. C’est ainsi que j’ai commencé à compter les vagues, à compter les jours, à compter les nuits, à entendre compter les brasses, compter les nœuds, les milles ... à entendre compter les heures, là-haut sur la dunette, chaque fois que le matelot de quart retournait le sablier.






-” Hé, d’en haut !”


Le bosco m’a appris à grimper dans les vergues, à crocher dans la toile lourde pour ferler les voiles, lorsque le vent devient trop fort. Si tu veux ta portion de lard, ta gamelle de choux salés, si tu veux ton quart de vin rouge et, de temps à autre, après l’effort, ton boujaron de tafia !


-”À ferler le perroquet !”


J’ai ferlé le perroquet. Et mon matelot, celui qui partageait mon hamac, car nous faisions couchette chaude, toutes les huit heures, l’un appartenant à la bordée de tribord, l’autre à la bordée de babord ...Mon matelot est tombé, la nuit venue, de la vergue sur laquelle il était perché. Il pleuvait, la toile était lourde, si lourde ! Il mordait dans la toile, il y plantait ses ongle pour la tirer ... Un grand coup de vent, la toile qui enfle tout à coup, qui se remplit, qui claque ! On dirait un coup de canon ! Un cri, un hurlement, un cri qui monte, s’effile puis se tait. Lorsqu’il se tait, c’est encore pire. Le vent maintenant, et les vagues.
Et toi, tu ne peux pas lâcher ce que tu fais. Il te faut bien continuer : -”O hisse !” Tu tires sur l’écoute, parce qu’il faut bien continuer à tirer !


_” Un homme à la mer !”






Va donc ! tire sur l’écoute, avec ceux de ta bordée. Le navire a pris de la gîte sur babord. Il court sur une route toute droite, éclairée par la pleine lune. Va donc, ton matelot, il est péri en mer ! Qu’aurais-tu voulu que l’on fît, de nuit, en pleine mer, alors qu’on filait dix nœuds par vent arrière !






*
Le père court après la vache égarée dans le pré du voisin. La mère tire tire l’eau du puits et la chaîne grince, la poulie grince et le seau tinte sur la pierre. L’alouette monte droit sur son fil, à la verticale, et chante, chante ! Les chardons sont fleuris sur les bosses des marais, violets. Les hautes moutardes sauvages sont nimbées de jaune d’or. L’eau de mer entre lentement par le ruisson, se chauffe au soleil d’été. Méandre après méandre, l’eau devient plus chaude, plus dense, plus chargée de sel encore. Saumure sur les berges. Fleur de sel. Sel si blanc qu’il en devient rose. L’âne brait. Il attend, les quatre pieds jonts, résigné.










*


Tu ne demandes même plus que jour on est. Tu ne sais pas très bien où tu vas. Certains ont dit qu’on se dirigeait vers les îles, les îles, de l’autre côté de l’Amérique. Avant, on touchera à Rio, en Argentine. Tu ne connais rien de Rio, mais c’est peut-ête bien le Paradis ? Les autres te l’ont dit : Il y a des filles à la peau cuivrée, lisse, des filles et des bars. Des filles douces à ceux qui ont tant besoin d’amour ! A Rio, on trouvera des fruits de toutes sortes, du vin, de l’eau fraîche. Enfin, on se lavera ! La peau est sèche et tout à la fois poisseuse, crevassée, tendue, sale ! Tout pue sur un bateau. Dans le poste d’équipage, pour dormir, il faut avoir vidé son boujaron de tafia, autrement, tu vas rester à rêvasser, le hamac se balançant de gauche à droite, le navire enfournant tout à coup, se cabrant, faisant un tintamarre, une fanfare d’apocalypse ! Gueule de bois, les reins fourbus, plus de peau sur les doigts et tu as les gencives qui saignent, les dents qui se déchaussent. On te fait boire du jus de citron tiré d’un tonneau : C’est tout ce qu’on a pour se protéger du scorbut. Il y a des charançons dans les pois.
Le vent est bon. Le ciel est bleu. La mer estt calme. Tu crois au repos ? - Va donc, là encore !






-”À briquer le pont, la bordée de babord !”


Briquer le pont ! C’est en effet avec une brique que l’on frotte les planches, jusqu’à ce que les fibres du bois blanchissent, après, on passe le faubert, et puis on arrose à grande eau. Tu balances le seau par-dessus bord en te penchant au bastingage. Il faut attraper le coup. Ton seau doit se remplir au premier essai. Tu balances ton bout, le seau attaque la mer dans le courant de l’erre. Lorsque tu ne sais pas faire, les autres se foutent de toi. Tu remontes ton seau vide ou, si tu n’as pas pris garde suffisamment, la mer te l’arrache ...
Quinze sous retenus sur ta paie, à l’arrivée !


-” À grimper dans la hune !”


C’est à toi que le bosco s’adresse. Tu en as fait, des progrès, depuis le jour où tu t’es retrouvé à bord ! Tu grimpes comme un singe, par les échelles et par les haubans. La hune, le nid du corbeau ! Veille ! Gare aux brisants. Et crie, crie de toutes tes forces, crie de tous tes poumons, lorsque tu apercevras la terre.


-”Tu verras, c’est d’abord comme un léger nuage bleuté qui s’étirerait à l‘endroit où la mer rencontre le ciel. Attends un peu, parce qu’il arrive que l’on se trompe. On a tant espéré !






Lorsque tu verras onduler les collines, lorsque le bleu virera lentement au vert, alos tu pourras crier :


-”Terre ! Terre, droit devant !”


Et tout l’équipage va crier après toi, chacun de toute la force de ses poumons, officiers et matelots :


-”Terre ! Terre, droit devant !”


-” Hourra !” Et le Commandant fera distribuer la double.






*
Rio ! Rio de Janeiro ! Des hangars gris, des immeubles blancs, des arbres dont on ignore jusqu’au nom. D’autres hommes, qui grouillent sur les quais et s’activent, roulant des barriques, traînant des chariots, portant des paquets, charriant des sacs et des ballots. Des chevaux sont là, tirant des fardiers, des billes de bois. Des wagons roulent sur des voies d’acier. Nous sommes en plein été. Il fait chaud, très chaud !








Les fumées montent droites dans le ciel, l’air est tout vibrant de chaleur. Dans les mâts, les pavillons montent et descendent, l’un pour demander la douane, l’autre le service de santé. À grand bruit, la chaîne file dans l’écubier et l’ancre tombe dans l’eau sale. On mouille dans la rade. Nous n’aurons pas l’autorisation de descendre à terre : Un homme manque à l’appel, il suffit d’examiner le rôle d’équipage. Qui peut prouver qu’il n’est pas mort de la variole ou de la peste ? Quarantaine ! Quarante jours, quarante nuits ... Les autorités nous font mouiller dans l’avant-port. Quarante jours à crever de chaleur ! Quarante nuits à écouter tous les bruits !


-”Quelqu’un rit, par là-bas . Qui appelle ? Entends-tu ces hurlements ? Qui est-ce que l’on égorge ? Musique d’un cabaret sur le quai. Portes qui claquent. Voix ! Voix de femmes. Il y a à Rio des femmes à la peau dorée, lisse et douce. Un chien hurle à la mort. O ! Ces chiens qui traînent sur le port, efflanqués, galeux ... Écoute, c’est un coup de feu !


Le jour, les chalands approchent. Ils naviguent de travers, lourdement chargés.


-”À virer !”








On vire au palan, on charge des sacs, des tonneaux de farine, des tonneaux de lard, des tonneaux de vin, des espars pour remplacer ceux que les vents ont brisés. On hisse des paniers de fruits, que l’on vide dès qu’ils arrivent au niveau des bastingages. On les redescend après y avoir placé des pièces de monnaie.


Des pièces, nous en jetons aussi dans l’eau, par-dessus bord. Des pièces d’un sou, percées en leur centre. Les gamins qui traînent là dans des barcasses plongent. Ils les récupèrent avant qu’elles n’aient plongé dans les profondeurs. Nous applaudissons leurs exploits.


Un canot s’approche à l’aviron. Il y a huit rameurs. À l’avant se tient un officier de santé, tout vétu de blanc. Les marins chantent pour s’encourager à la nage. Le canot repart à la même allure, un quart d’heure plus tard. Les marins chantent encore, plus doucement. Enveloppé dans un sac de toile, ils emportent le corps d’un gabier de misaine, mort dans une rixe la veille au soir, une lame plantée dans le cœur. Jamais on ne saura qui a porté le coup.


-”Ah ! Que cesse l’escale !”












Dormir, briquer le pont, vérifier les voiles, recoudre ... L’aiguille et la paumelle pour réparer la toile. On n’a plus d’ampoules aux mains, même pas de plaies : Les cals forment croûte ! Cet air empuanti dans les cales ! Ces cris, ces disputes, ces bagarres ! Ces désirs et ces envies que l’on ne peut satisfaire ! Soif ! Pourtant, on a de l’eau fraîche , des fruits, de la viande.


Trois d’entre nous se sont laissés glisser le long de la chaîne. Ils ont gagné le quai à la nage. Les policiers les guettaient. On ne les a pas revus !






*
Tu sais, le soir, quand il fait beau, on sort de la maison. On a le ventre garni de soupe. On a bu le vin de ses vignes. On s’est lavé à la pompe, le torse nu, à grande eau ...On marche sur le chemin. On gagne les prés, juste en bordure du marais. La forêt de pins, toute proche, s’étire. Elle mêle à l’odeur d’iode du marais l’odeur de térébenthine de son bois.








Les oiseaux pépient quelque part, non loin. La vase des marais, cela ne sent pas mauvais, cela ne fermente pas. C’est gris, et c’est argenté. Les vannes sont fermées. Tout semble dormir. En fait, rien ne dort. L’eau chauffe, retenue dans les rectangles de ce quadrillage dessiné par les diguettes, sans cesse relevées par des générations et des générations de sauniers.On ne s’en rend pas compte, mais les eaux, d’un bassin à l’autre, deviennent plus denses, plus épaisses, changent de couleur et, finalement, le sel flotte à la surface. Il fait croûte.


Deux courlis passent en sifflant longuement, sur deux tons. L’éclusier tourne la manivelle d’une crémaillère qui grince. L’étoile du Berger s’allume, toujours la première. On entend s’entrechoquer les harnais d’un cheval qui rentre à son écurie... Entends-tu au loin, la cloche de l’église ? La nature tout entière n’est qu’attente et prière.








*








Nous attendons le vent. Nous n’attendons plus que le vent. Quitter enfin la torpeur de cette rade ! Le vent devrait être là déjà. Nos voiles s’empliront et nous descendrons le long des côtes argentines, jusqu’au Cap des Onze Mille Vierges et, si nous ne pouvons embouquer le canal de Magellan, nous irons passer le Horn dans les vents hurlants. Les vagues du Horn ! Montagnes de rage et d’écume ! La marmite du Diable bouillonnant ! Les anciens disent les grands albatros à l’oeil mauvais, suivant le navire au ras des flots. Ils disent la peur, l’épuisement, la douleur, le mal aux tripes, la gorge qui se serre, les crampes dans les bras et dans les jambes, le froid, l’angoisse qui redouble lorsqu’il faut grimper dans la mâture. Le vaisseau se couche sur le flanc, les vagues montent plus haut que la corne du grand mât. Ne pas regarder en bas ! Ne jamais regarder en bas, si tu ne veux pas te laisser prendre par le vertige ! Tu sais, dans une saute de vent, le navire se cabre, s’ébroue. On dirait qu’il va se briser. Il saute. Et puis il plonge ! Il plonge dans des creux de plus de dix mètres !
En finira-t-il, de plonger ? Plongera-t-on jusqu’au centre de la terre ? Jusqu’en Enfer ? Et toi, il faut que tu prennes pied sur la vergue, que tu te cramponnes comme tu le peux dans les filières ...


-” À carguer nom de Dieu ! À carguer les huniers,
Grouille ! “








Et tu te bats. Tu te bats avec le Diable. Pourvu que les jurons du Maître d’équipage n’aillent pas nous porter la poisse ! Tu te bats avc les poings, avec les doigts, les ongles et les dents.


-” Croche “ ! La poitrine appuyée sur la filière tendue, saisis la toile. Elle bat, elle glisse, elle s’arrache, elle claque. Cent mille Diables sont dedans. Croche et ramène à toi. Amarre ! Eh ! Mon Dieu, ce navire qui se dresse, ce mât qui s’agite... Tu montes, tu montes ! La vague monte aussi. Montera-t-elle jusqu’à toi ? Oui, elle est montée jusqu’à toi. Elle explose et tu en prends plein la gueule. L’eau ruisselle dans ton cou et dans ton dos. Vas-tu être noyé en haut du mât ? Tout bascule à nouveau, dans l’autre sens. Tout descend, descend, descend. Ne pas regarder en bas ! Tu n’as pas pu t’en empêcher ? - As-tu vu les torrents qui recouvrent le pont ? On ne voit plus rien. On n’entend plus rien ! Trop de rage, trop de colère, trop de bruit, trop de fatigue et le cœur qui te remonte jusqu’à la gorge. Vas-tu lâcher ? Tout près de toi, des hommes ont lâché. Qui était-ce ? - Trois hommes. Ils ont dû crier, mais on ne les entendait pas, dans la tourmente. Ils sont tombés ensemble. Le Diable les a saisis et plongés dans son chaudron.










-” Le Horn, c’est cela, pendant des jours et des jours. On a le vent contraire. On serre au plus près. Les courants sont contraires aussi, ils te ramènent en arrière. Souvent, tu es obligé de mettre en fuite et tu perds en deux heures ce que tu avais gagné en trois jours. Le Horn, peut-être bien que tu ne l’apercevra même pas. La saison s’achève, les tempêtes se font plus rudes et plus fréquentes. Il arrive que l’on passe sans rien voir, sans voir un seul rocher. On passe au large.


Veille aux glaces !


Ces parages ont englouti plus de bateaux que tout autre lieu dans les mers du monde !


-”Allez, garçons, à vérifier les arrimages., dans les cales et dans les batteries. Cela va secouer ! Vous n’avez jamais vu un canon briser ses bragues, rouler en tous sens comme une bête folle, d’un bout à l’autre de la batterie, fauchant les hommes, défonçant la muraille, brisant les pièces ? Nous avons trente pièces de vingt quatre à notre bord. Veillez aux bragues ! C’est à vos vies qu’il vous faut songer ! Dans les cales, veille aux pièce d’eau douce, aux pièces de vin ... Que l’on vérifie tout ! Une futaille folle, c’est le Diable qui roule dans tous les sens et vous défonce la coque !








-”Les cales d’un navire ... Tu ne peux imaginer ce que c’est qu’une cale ! Noir ! On s’éclaire avec une mèche. Au fond, c’est plein d’eau croupie, qui pue la mort ! Là-haut, sur le pont, on pompe, on pompe , on s’épuise à pomper !Mais on n’épuise pas les cales ! Il y a toujours ce liquide qui n’en est pas un, visqueux, noir ! Un bateau, même tout neuf, sortant du chantier, ce n’est jamais étanche ... Dans la cale, tu l’entends couler, l’eau. Elle entre. Tu ne sais pas d’où elle vient.
Les charpentiers qui sont descendus en même temps que toi tapent à coups de mailloches sur les membrures et sur les bordés. Sons clairs ou mats, eux-seuls savent lequel révèle l’avarie qu’il faudra réparer. Tu avances à tâtons. Tu saisis les amarres, tu les suis de tout leur long. Tes doigts sentent si les torons sont fermes ou s’ils se défont. Détacher, rattacher, épisser, nouer, serrer, souquer, couper ... Le couteau, dans ta main, est aiguisé comme un rasoir. Gare au couteau ! Les crépines respirent, gargouillent, crachotent, sifflent, soufflent. Des rats filent entre tes jambes. Ils courent, ils nagent, ils grimpent. L’un d’eux, juché sur le filin que tu tiens, te fixe. Ses yeux sont deux escarboucles mauvaises. Les yeux du Malin ! Les yeux de l’Enfer ! As-tu entendu couiner un rat ? - C’est, c’est ... Je ne saurais pas dire : Cela te prend dans la nuque et cela te court partout. C’est horrible, le couinement d’un rat ! Et des rat, il y en partout dans les cales, sur tous les navires.






Ils remontent le soir, par les écoutilles, entrent par les sabords, Tu les as sur les poutres auxquelles on accroche les hamacs ... Tu les as dans ton hamac ! On en meurt, d’une morsure de rat ! Cela s’infecte, cela ne guérit pas. Le Coq, l’autre jour, devant son fourneau, était obligé de se battre contre les rats qui voulaient entrer dans sa cambuse.


Nous avons appareillé pendant la nuit.


“Hisse et Ho ! Vire au guindeau !”


Bon plein, bon vent, tout dehors. La navire taille sa route. Nous n’avons plus rien à faire. A l’arrière, un bouquet de sternes nous suit, blancs, silencieux. Un bouquet qui se déforme et se reforme. L’un d’eux, de temps à autre, s’écarte, crie, plonge et rejoint, d’un coup d’ailes. Le sillage est clair, il chante. Léger roulis, brise fraîche. Nous laissons sans regrets, loin derrière et du plus vite qu’il nous est possible la cloche d’air chaud et moite, miasmes, torpeur de la baie de Rio. Rio, où nous n’aurons même pas pu prendre terre !


Ah ! Que le vent chasse nos angoisses et que nos poumons se revivifient ! Léger roulis. On prend le rythme.










Le bosco m’a raconté ... C’est lui qui m’a embarqué après m’avoir enivré dans l’estaminet ... Il m’a tout raconté.


C’est ainsi qu’ils font, les recruteurs, lorsqu’il faut remplacr quelqu’un de l’équipage. Notre navire sortait juste des chantiers de Rochefort. Il avait mouillé en rade de l’île d’Aix, attendant les barges pour compléter le chargement : On a trop de tirant d’eau pour descendre la Charente à plein chargement. Deux hommes ont déserté la veille du départ. Il a fallu en trouver deux autres pour les remplacer. J’ai été l’un d’eux ! Comment protester ? Cela ne fait rien, je l’aime bien, le bosco. C’est un brave type, au fond. C’est lui qui a fait de moi un marin...Dur, dur ! Mais sans lui, je n’aurais jamais résisté aux vagues, aux vents, aux ardeurs du soleil. Je n’aurais jamais échappé aux drisses qui coupent, aux écoutes qui fouettent, aux poulies qui cognent. C’est à lui que je dois de savoir tenir la paumelle, l’aiguille, le couteau. Et c’est lui encore qui m’a appris à tailler des clippers dans le bois, à les gréer, à les armer, à les faire entrer dans des bouteilles. C’est lui qui m’a appris à graver à l’aiguille les dents de cachalots.


Dents de cachalots ... Je suis en train d’en graver une, assis sous la dunette. Le temps ne coule pas. Sur tribord, on aperçoit la côte. Collines molles, vastes plaine arides, paraissant bleues à l’horizon.






On dit que c’est la Pampa, où se pressent les moutons, où errent les guanacos hiératiques, où courent ces petites autruches qu’on appelle des nandous. Les gauchos, paraît-il, portent des chapeaux à larges bords. Parfois, de hautes montagnes paraissent en arrière-plan, leurs sommets sont blancs de neige. Plus bas, dit-on, nous passerons au pied des glaciers. Nous naviguerons entre les glaçons et les énormes icebergs.


-”Tu sais, lorsque c’est comme ça, lorsque le navire marche bien, lorsque les voiles sont tendues et l’allure portante, quand la brise chante dans les étais et dans les haubans, alors, tu prends ton accordéon si tu sais en jouer. Tu chantes si tu n’as pas d’instrument. Tu fumes ta pipe. Tu tresses des cordages ou tu fais des nœuds. Tu sculptes du bois ou tu graves l’ivoire d’une dent. Je grave un brick. J’imagine qu’il me ramènera chez moi. Je chante. Je chante cette chanson, toujours la même ... Cette chanson que chantait la Jeannette, le soir, quand nous nous retrouvions sous les tamaris, au bord des marais ...


-”Mets ta main dans l’eau,
Dans l’eau, dans l’eau de la rivière,
Mets ta main dans l’eau,
Dans l’eau du ruisseau ...”








Où est-elle, la Jeannette, ma brunette ? Où est-elle, en quelle compagnie ? Tu sais, lorsque le bateau file ses dix ou douze nœuds, sans tangage et presque sans roulis, lorsque le vent l’appuie bien sur les flots et lorsque le ciel est bleu ... Tu peux regarder derrière. Tu vois le silage blanc qui s’étire, qui s’étire. Tu peux regarder par-dessus bord. Les daurades sautent, puis filent en se couchant sur le côté. Éclairs d’argent, d’acier, d’or. Devant l’étrave, tu vois parfois glisser les dauphins. Ils vont souvent en bandes. Is nous précèdent. On dirait que ce sont eux qui tirent le bateau, restant toujours strictement à la même distance devant la proue. De temps en temps, ils montent à la surface, leurs dos bleus basculent et ils plongent à nouveau. Ils sautent parfois, en vrille !


Si tu penses à ta belle, c’est dans le creux de la grand’voile que tu verras son visage, dans le creux de la voile tendue qui tressaille à peine. Tu regardes bien fixement, longtemps. C’est là que tu la vois paraître. Elle te sourit et elle te dit qu’elle t’attend. M’attendras-tu, Jeannette ? - Eh ! comment m’attendrais-tu, et pourquoi ? Tu ignores où je suis et tu ne sais même pas pourquoi je suis parti. Qui te mène jusqu’aux tamaris, qund il fait beau le soir ?
Bon sang, c’est ton boulot qu’il faut regarder ! Regarde ton aiguille et ton ivoire ! Cela empêche de penser !






Tu sais, on regarde parfois derrière, parfois devant, ou sur le côté ... Mais c’est toujours très proche. Tu penses à ton passé ? - Il est révolu maintenant , irrévocablement ! Tu t’absorbes dans le temps présent, tout entier concentré dans ce que tu traces et ce que tu creuses. Mais l’avenir ! L’avenir ne se prolonge pas au-delà de la grand’voile ! Demain, nous serons devant le Cap des Onze Mille Vierges. Embouquerons-nous le canal ? Le Capitaine préfèrera-t-il passer par le Horn ? Quel temps trouverons-nous demain ? Depuis que nous descendons en latitude, le froid devient plus vif. Il semble qu’il y ait plus de neige, plus de glace sur les collines.


Que nous passions par le canal de Magellan, que nous allions doubler le Horn, c’est l’Enfer qui nous attend. Alors, tu penses ! Personne encore ne songe à ce que nous allons trouver de l’autre côté, dans le Pacifique, en remontant vers le nord le long des côtes du Chili ... “Nous irons à Valparaiso ! “


Pour nous, il y a le passage à effectuer. C’est cela l’avenir, et nous ne pensons à rien d’autre qui se trouverait au-delà, à rien qui se situerait après. Passer !
Sentez-vous le vent qui fraîchit ? Voyez : la mer se hérisse de crêtes qui s’agitent en tous sens, secouant l’écume. La lame nous prend par babord, longue, de plus en plus onduleuse et de plus en plus forte.






Les lames viennent de loin. Elles accourent de l’Antarctique. Elles ont passé le Horn.


-”Tout le monde en haut ! À carguer les huniers, les cacatois et les perroquets ! Deux ris dans la grand’voile et dans la misaine !”


Tout le monde est en haut en moins de temps qu’il n’en a fallu pour le dire ! Le sifflet du bosco module ses trilles. Nous conservons les focs.


-”Trente à la barre !”


-” Trente” répète le second.


-”Trente” crie le timonier.


La roue a grincé, ayant fait plusieurs tours.


-”À border !”


Nous sommes au cabestan pour tendre les écoutes. le navire, qui avait ralenti sa course pendant un instant, court sur son erre puis reprend sa marche en avant : droit sur la terre ... Là, vois-tu ? Ce doit être le Cap des Onze Mille Vierges ... Nous allons essayer d’entrer dans le canal. Tant mieux, cela nous évitera les bouillonnements du Horn !






-” Mets la main dans l’eau,
Dans l’eau du ruisseau,
Je te chanterai les amours fragiles
Qui font trois couplets dans les chansons ...”


Quatre noeuds au plus près. Le cap sur le milieu de la baie !


-” Elle souffle ! “


C’est Etchebarne qui a vu la première. Bien sûr, les Basques ! Ils ont toujours chassé la baleine. Non pas une, mais quinze, vingt baleines ! Des bêtes de vingt cinq à trente mètres de long. Tu imagines ! Elles soufflent ! Plusieurs sont accompagnées de leur petit. Rends-toi compte : La mère doit bien peser cent cinquante tonnes ! Les petits, qui viennent de naître, mesurent six mètres et doivent peser déjà plus de cinq à six mille kilos. Certaines passent à toucher le navire, l’accompagnent un instant, puis elles sondent , elles plongent à pic. La dernière chose que tu vois, c’est la queue, horizontale, noire, assez large pour briser une chaloupe d’un seul coup ! C’est quand elles remontent à la surface qu’elles soufflent : un puissant jet de vapeur et d’eau qui monte très haut ! Et puis tout à coup l’une d’elles, énorme masse, saute au-dessus de l’eau, tout entière ! On voit ses nageoires, et même les coquilles collées à sa peau !






Elle saute, puis elle retombe, de tout son long, de tout son poids, dans une gloire de gouttes et de jets d’eau. C’est un spectacle à couper le souffle. Je le disais tout à l’heure, un marin vit dans le présent et, particulièrement, une pareille scène vous prend tout entier. Il n’y a plus pour vous ni passé ni avenir : Elle souffle !


-” Pare à virer. Tout le monde en haut !”


On passe au beau milieu d’un petit grope de glaces à la dérive. Pas des icebergs, mais enfin, il y a des blocs importants, découpés en formes fantômatiques. l’un ressemble à un château médiéval, l’autre à un énorme canard, le troisième semble avoir une tête de cheval sur un corps qui serait celui d’un ours.


-” Oh d’en bas ! Deux icebergs droit devant, juste dans le mitan du chenal !”


-” À virer ! Vire !”


Nous ne savons pas si les baleines sont toujours là. Pas le temps de les regarder ! Les sifflets commandent la manoeuvre. Le Commandant connaît son affaire : Il n’en est pas à son premier passage. C’est un vieux cap-hornier !






Le bateau vire lof pour lof, prend le vent arrière. Mauvaise allure qui fait rouler la coque. Les vagues courent aprè la proue, l’atteignent, y montent, se retirent. L’eau n’a pas le temps de se vider que la suivante vient. Cela s’appelle mettre en fuite. La nuit approche, de toute façon. Il faudra essayer de ne pas se laisser entraîner trop loin avant le lever du jour. C’est seulement lorsqu’on y verra clair qu’on pourra tenter l’entrée dans le canal.


Tu sais, le canal ... Ce n’est pas la même chose que si nous passions par le Horn, mais c’est du sport ! Un sacré sport ! Il y a les passes, qui ne sont pas tellement larges. Il y a les îles, qu’il faut éviter, et on les distingue à peine, plates, tapies à la surface des eaux. Il y a les récifs et les roches. Le Canal de Magellan est jalonné des carcasses des bateaux naufragés. Il y a les glaces à la dérive, il y a les fronts des glaciers, sous lesquels on passe et, parfois, des blocs énormes se détachent , tombent à grand bruit. Au moins cinq glaciers, tous plus anciens les uns que les autres, tous plus monstrueux ! Derrière, les montagnes montent à l’assaut du ciel , recouvertes de neige. Tu navigues au milieu d’un couloir étroit, entre des falaises de plusieurs centaines de mètres de haut. On mouile tous les soirs : Impossible de naviguer de nuit !










De jour, c’est l’horreur : Il faut sans cesse tirer des bords, pour composer avec le vent. Et le vent ... Il est terrible parfois. Il prend le canal en enfilade, il se rue, il hurle ! On ne peut rien dire de plus : il hurle ! Le vent hurle, mais quels hurlements ! À te faire dresser les cheveux sur la tête ! Et le vent, il est froid : des milliers de lames qui te coupent le visage, qui t’arrachent ton ciré et ta vareuse ! Mets de la laine sur ta peau, sans quoi tu vas geler. As-tu entendu parler de cette épave, vers le Cap Froward, qui tournait sur elle-même, qui tournait dans le vent ... Son Capitaine était demeuré à bord. Il était gelé sur la dunette. Il tendait le bras et pointait le doigt en avant. Il a fallu couler l’épave à coups de canon !


Tu louvoies sans cesse, tribord amures puis, dès que l’autre rive approche, tu prends les amures à babord. C’est incessant. Cela oblige tout l’équipage à rester sur le pont et dans les mâts. C’est épuisant !
Trente à quarante jours, pafois,pour passer de l’autre côté ! Un seul point de repos : Punta Arenas, petite agglomération de tôles rouillées. Quelques barques, des pêcheurs de moules et des pêcheurs de crabes, quelques estancias et leurs troupeaux de moutons. Après Punta Arenas, tu rencontres encore plus de rochers, plus de récifs, plus de glaciers. O, la glace bleue qui descend des falaises ! Superbe ! Effrayant !






Et cela craque, cela se fend, cela gronde comme des tonnerres ! O les cascades de glace dévalant les pentes ! Attention, de la glace, tu en trouveras partout en cette saison. Les blocs viendront se frotter sur les flancs du bateau en grinçant. Veille aux glaçons ! Les paysages, si tu as le temps de regarder, sont grandioses. Le sud du continent américain a dû subir une énorme série de cataclysmes. La terre s’est fendue, la roche a éclaté, le isthmes se sont étirés, les blocs se sont dressés, les schistes se sont effeuillés. Les eaux se sont précipitées dans les canaux ... C’est un véritable labyrinthe de canaux, tout en embranchements, en culs-de sacs, en rétrécissements, en élargissements. Les îles sont recouvertes de mousses et de lichens; ce sont de véritables éponges sur lesquelles il est impossible de marcher. Elles s’échancrent de lacs, de mares, de bras-morts. Les arbres bordent les canaux. Ils cherchent la lumière. ils montent très haut. Leurs troncs sont droits et blancs. Le plus souvent, ils sont si serrés que les arbres morts restent debout et pourrissent sur place, dans l’humidité ! En haut des falaises, tu ne vois rien, rien de rien ! C’est une splendeur mais une splendeur de mort. C’est inhumain. Tu ne vois pas un guanaco sur les rochers. Il y a des phoques, ici ou là, mais il est rare qu’on les aperçoive. ils se réfugient dans les îles et les écueils. Tu verras des pingouins sur l’île Marguerite, avant Punta Arenas, des milliers de pingouins en habit de soirée.






Le soir, ils rentrent de leurs lieux de pêche, en file indienne. C’est trop drôle, de les voir grimper la dune, l’un derrière l’autre, en se dandinant. Au-dessus, les stercoraires planent et crient. Ils guettent les terriers sans gardiens, pour y dérober les oeufs. Mais je ne sais pas si tu auras le loisir de regarder les pingouins ... Non loin de l’île Marguerite, tu verras ce qui reste d’un grand clipper. Il n’en reste que la quille et les membrures. peut-être le timonier regardait-il les pingouins au lieu de veiller aux récifs ?


Après le Cap Froward, ce ne sont que des centaines d’îles et d’îlots, des dédales de canaux étroits. Il est probable que tu ne croiseras pas un canot. Le plus terrible, c’est le vent ! Le vent et le courant ! Ils te prennent par le travers. Ils tourbillonnent. Ils te chassent vers la rive. Ils te poussent sur le roc. Ils te tirent dans les impasses. Parfois, ils font tourner le bateau comme une toupie ! Plusieurs tours sur soi-même ! Et toi, tu es en haut, dans la mâture ! Tes doigts sont gelés, et tes oreilles, et ton nez. la neige est partout, épaisse, drue, entrant dans ta bouche, dans tes yeux. Tu t’accroches là où tu peux, comme tu le peux. Le vent secoue le navire, branle le gréement avec l’évidente intention de te précipiter en bas, s’acharne. Tu en pleures de rage parfois et, le soir, quand les ancres sont affourchées, tu es si moulu que tu ne parviens même pas à dormir.






Les matelots, souvent, cherchent le sommeil en jouant aux cartes, en jouant aux dés ... Attention aux dés ! La partie, souvent, se termine à coups de couteaux. Et puis veille, la nuit : une ancre, cela peut bien chasser !


“Je t’aurai aimée
Le temps d’une chansonnette,
Faut bien trois couplets
Pour faire l’amourette ! “






..........” Nous irons à Valparaiso ! “












*
















Madame, Monsieur,




J’ai la grande tristesse de porter à votre connaissance la disparition de votre fils, Matelot volontaire à bord de la frégate dont j’assume le commandement au nom de Sa Majesté.


Vous trouverez ci-joints, rassemblés par le Commissaire du bord, les papiers et les menus objets que nous avons trouvés dans son coffre. Ses effets ont été, comme il se doit, vendus aux enchères. La vente a produit une somme de quatre francs et vingt quatre centimes. Je vous adresse un mandat de quatre vingt quatre centimes et quatre sous, représentant ce qui revient aux héritiers après déduction des dettes à la cantine du bord.


Monsieur le Ministre de la Marine, vous fera parvenir en sus la somme de vingt sept francs et cinq centimes, représentant les arriérés de solde, qui devront être perçus après avoir recueilli le visa du Bureau des Affaires Maritimes du Quartier dont relève votre résidence.


Veuillez croire, Madame, Monsieur, en l’assurance de nos vifs regrets.

samedi 23 février 2008

LE MIROIR





À vrai dire, je ne sais pas très bien comment je suis arrivé là. Il s’est passé tellement de choses, depuis hier au soir ... Tellement de choses !

C’est vrai, c’est hier au soir que je suis arrivé à La Rochelle, à la nuit tombante. Autour des réverbères, il y avait des halos dans la bruine. Ce temps n’est pas de saison !

Je crois bien que depuis hier au soir, il n’a pas cessé de pleuvoir. Pas vraiment de la pluie, d’ailleurs, plutôt un brouillard, pas très dense, mais chargé de lourdes gouttes. Les joues sont mouillées, les cheveux dégoulinent, l’asphalte brille.

J’ai pris un taxi devant la gare. J’ai demandé que l’on me conduise chez ma voisine. Je ne pouvais pas passer la nuit chez moi, la maison était en travaux, vidée de ses meubles, livrée aux ouvriers. C’était du reste pour cela que je venais à La Rochelle, pour aller à un rendez-vous de chantier, fixé à demain après midi. J’avais choisi de venir avec un jour d’avance : Besoin de repos, besoin d’être seul un peu. J’avais téléphoné à Madame Morel pour lui dire que j’arrivais. Elle a une chambre libre. Elle me l’a proposée souvent :-”Si vous en avez besoin ...”


Je monte l’escalier. Cela sent bon la cire, partout, comme autrefois. Les meubles sont robustes, taillés dans l’ormeau de chez nous. Les rideaux et le couvre-lit sont cramoisis, ornés de glands et de pompons, un peu fanés, comme il y en avait chez ma grand’mère. Dans un angle de la pièce, posé près de l’armoire, il y a un carton à chapeau, fermé par un ruban un peu jauni.

La chambre ne doit pas être utilisée souvent. Madame Morel s’est un peu repliée sur elle-même depuis la mort de son mari, il y a plus de vingt cinq ans. Le lustre est en bois tourné, équipé de trois lampes mais il donne une lumière qui reste très pâle.

Sur le mur qui fait face à la fenêtre, il y a un tableau, dans un cadre de bois argenté. Pastel très doux, plein de soleil : une fille sur une plage. Fond d’océan calme, ciel clair. Bleus.

Je vous ai dit que j’avais envie d’être seul. C’est raté. Je ne serai plus jamais seul. Je l’ai compris tout de suite. Appelez cela comme vous voudrez ... Vous y croyez, vous, au “coup de foudre”?

Fille blonde, prunelles bleu-porcelaine, pommettes roses, bouche petite, rieuse. Elle porte une robe légère.



Les jeunes filles sportives en portaient de semblables au début du vingtième siècle. On les voyait courir sur les courts de tennis. La plage que l’on voit doit être l’une de celles de l’île de Ré, peut-être celle de Rivedoux ...

Je m’assieds sur la chaise. Non, vrai, vous y croyez, vous, au “coup de foudre” ?

Sous la gorge lisse on sent le rire naissant. Le visage rayonne de santé. J’imagine la promenade. C’est en avril, ou bien au mois de mai. Retour d’un partie que l’on a gagnée, ou bien que l’on a perdue ... Qu’importe ! Dans les boucles des cheveux courts on sent passer le vent.

Je m’installe sur le lit, sans éteindre la lumière. Je ne dormirai pas.
Fou ? Oui, certes, si vous voulez dire amoureux-fou ... Cela arrive, vous savez, et c’est ainsi que cela arrive : On ne s’y attendait pas. On n’y croyait pas !

Nous avons couru pendant des heures, sur la plage qui sentait le sel et le varech. Nous avons sauté par-dessus les chardons bleus et je crois bien, Annie, que je t’ai embrassée lorsque nous nous sommes écroulés ensemble, au creux de la dune. Oui, j’ai dû t’embrasser et tu riais, tu sentais la lavande et l’absinthe.


Il n’y a plus aucun bruit dans la maison. Il y a longtemps déjà que mon hôtesse a pris ses comprimés
(cela dort si mal, les vieux ! ) J’ai entendu le bruit du verre qu’elle reposait sur le marbre du chevet. Elle a toussoté un peu, puis ... Plus rien. Rien que le bois de l’escalier qui craque un peu, de temps en temps. A la seule qualité du silence, je sais qu’il bruine toujours, dehors. Une voiture passe. Ses pneus chuintent sur la chaussée mouillée.



Mon hôtesse a l’habitude de se lever de bon matin.
-”Quand le comprimé ne fait plus d’effet.” dit-elle.
“Mais je ne vous réveillerai pas. Bonne nuit !”
L’horloge sonne dans le salon. Une vieille horloge comtoise. Combien de fois l’ai-je entendu sonner ? Je n’ai pas quitté des yeux le pastel. Le sable était chaud sous nos pieds. Les vagues bruissaient mais nous ne les entendions guère. Tout juste un fond sonore, comme un orgue qui jouerait tout doucement.


Mon hôtesse a quatre vingt sept ans. Et c’est elle qu’un artiste inconnu a représenté sur la plage. Voilà que je suis amoureux d’une fille de seize ans ... Qui a quatre vingt sept ans maintenant !



Madame Morel n’a pas les joues trop ridées par l’âge. Elle a gardé les yeux bleus de son adolescence. Ils sont un peu délavés, mais encore rieurs et jeunes. C’est une vieille dame un peu tassée. Elle a pris trop de poids. Elle est très gourmande et elle mange trop. Ses chevilles sont gonflées. Elle ne sort plus guère de sa maison. Elle vit avec un petit caniche abricot que la femme de ménage sort chaque jour sur le trottoir ... Terrible ce caniche ! Adorable, mais terrible. Il a rongé les pieds de toute les chaises.

Lorsque je veux faire plaisir à Madame Morel, il suffit que je lui apporte une bouteille de champagne.

-”On se fait un kir royal ? ”



C’est clair, me voilà amoureux de ma voisine, amoureux d’elle à seize ans, mais elle en a ... quatre vingt sept à présent ! Je me prends la tête dans les mains mais, quelle issue ? Vous pourriez renoncer à un amour, vous ?


En arrivant à La Rochelle, j’étais fatigué, je vous l’ai dit. Mais ce n’est pas ça ...




Je suis amoureux, amoureux vous dis-je, amoureux fou ! Je sais bien ce que c’est que d’être amoureux : Ce pétillement du sang dans les veines... Me sont venus aux lèvres des vers de Baudelaire, de Ronsard aussi ...

j’ai sursauté à un petit bruit; comme un trottinement de souris. Un cliquetis l’avait précédé de peu ; Celui de la poire que mon hôtesse avait fait fonctionner pour éclairer sa chambre.


Et me voilà ici . J’ignore comment j’ai quitté la maison. Ai-je dit bonjour ? Ai-je dit au-revoir ?
Je n’ai prêté aucune attention à la rue du Palais, qu’il a bien fallu que je descende. Je n’ai pas vu la Grosse Horloge, sous laquelle il a bien fallu que je passe. J’ai bien dû longer le vieux port. Il a bien fallu que je passe par le Gabut et la Ville-en-Bois, que je passe le pont. J’ai dû marcher à grands pas, les deux mains dans les poches profondes de mon manteau noir, sans chapeau, les yeux fixés sur le sol.


Une mouette lance un cri lamentable. Quelque chose grince et claque, dans le bassin à côté. Au moment où je relève la tête, le vent me cingle le visage. d’un coup de torchon mouillé.



Je suis au bout de la jetée des Minimes. Je ne sais comment je suis venu là. Forêt de mâts à droite, et ce sont les gréements qui grincent. L’océan à gauche, comme un toit de zinc ou un vieux miroir terni. Je sais qu’en face il y a Oléron, Aix, Ré. Un éclair de lumière, c’est une vitre qui luit au cockpit d’un quelconque bateau ... Je me souviens de tout.





Je me lève, ivre, ou tout comme. Je m’approche du lavabo “ Jacob Delafont “, forme démodée. J’ouvre le robinet d’eau froide : chrome écaillé un peu, laissant apercevoir le cuivre sous-jacent. Je plonge les mains dans l’eau. Je les passe sur mes yeux. Eau chaude, rasoir, crème à raser ... Le miroir est ancien aussi, encadré de bois. Un peu piqué, un peu terni. Du coin de l’oeil, je regarde encore le pastel ...
-‘Annie ! O Annie ! “

Bruit de chaise à l’étage au-dessous. Je reste là, le rasoir en l’air. Et puis ... J’enfile mon pantalon à la va-vite, ma chemise, mes chaussures ... Je m’aperçois maintenant que j’ai oublié de mettre mes chaussettes.
J’ai endossé le manteau. Je suis sorti. Je sais maintenant que je n’ai dit ni bonjour, ni au-revoir.



Je suis sorti comme ça, très vite. J’ai traversé toute la ville. J’ai parcouru plusieurs kilomètres. Je suis là, aux Minimes. C’est seulement maintenant que je réalise que la sirène de la tour Richelieu meugle de façon continue son cri de vache perdue. Pourtant, elle a dû mugir toute la nuit.

Il n’y a personne d’autre que moi ici. Le jour est blême. Je dois l’être aussi.

Un miroir ! Un miroir qui garde la mémoire ! Dites, vous pourriez y croire, vous ?

J’allais poser le rasoir sur ma joue. Dans le coin du miroir, reflétée, je voyais encore Annie, ses pommettes rosies par le vent ... Annie !

Le caniche geint quelque part. Je reviens au miroir. Il me renvoie l’image d’un monsieur à moustaches et favoris ... Rien à voir avec mon image qui aurait dû se trouver là. Un monsieur un peu raide. Il lève le menton pour boutonner son faux-col en celluloïd. Besicles et cordon noir.

Un miroir qui restitue la mémoire ! Il ne pouvait s’agir de son mari. Ce devait être son père. Son père !

Annie a quatre vingt sept ans !

vendredi 22 février 2008

CRÉOLE - Seychelles






“Ah ! Monsieur ! j’en ai encore des sueurs !”


Le conteur était assis dans sa voiture, toutes portes ouvertes, dans un coin ombragé de la place qui, partout ailleurs, était écrasée de soleil. C’est l’heure où les passants se font rares, l’heure à laquelle les chauffeurs de taxis font la sieste.


Pour parler, celui-ci prenait son temps. Il ne se faisait pas prier pourtant. Sa parole était lente, mais sa phrase était sans hésitations ni ruptures. On avait un peu l’impression qu’il lavait sa langue entre ses lèvres. Ses mains étaient serrées sur le volant, côte à côte. Ses tempes perlaient un peu.


Je vais vous raconter l’histoire qu’il m’a rapportée. Il y manquera le sel de la langue créole, et sa mélodie inimitable.


-”Ce n’est pas une histoire “d’homme de bois”, Monsieur. C’est une histoire vraie. Elle m’est arrivée, à moi, il n’y a pas trois mois. Comprenne qui pourra, mais c’est à moi que c’est arrivé !”








Je compris que le récit serait long. L’hommme ferma les paupières. Il parlait sans presque bouger les lèvres.


-”C’était un soir, Monsieur, un soir de pleine lune. La montagne était blafarde mais claire. Chaque arbre, chaque détail se détachait avec une netteté surprenante. Pas un souffle d’air. Les roussettes grinçaient et couinaient dans les manguiers Il n’était pas tard encore ...


-”Je venais juste de conduire un couple de touristes au casino de Beauvallon. Le téléphone sonne à la borne. Je décroche : Voix féminine, créole, jeune.


-”A minuit, au Katiolo, le dancing de l’Anse Faure. Je serai à la porte, à minuit très exactement. Il faudra me ramener chez moi, au Niole.


-”Le Katiolo à minuit, pourquoi pas ?”




Un instant, l’homme cessa son récit. Il avait ouvert les mains. À plat, il en promenait les paumes sur le bord du volant. Les paumes, elles étaient moites un peu. Il renversa la tête. Il avait les yeux mi-clos maintenant. Il poursuivit :








-” À minuit, Monsieur ...Pourquoi pas ? Les impôts sont lourds et j’ai cinq enfants !


-”Je fais le nécessaire pour être à l’Anse Faure à l’heure voulue. La lune est haute, toute ronde. La route est nette. Les arbres défilent, plamiers et feuillus.Je traverse un hameau désert. Deux chiens qui se poursuivent. Un chat aux yeux brillants. Je ne roule pas vite, j’ai le temps ...


-”Pointe Larue, l’aéroport est éteint. Au portail du camp militaire, une sentinelle est à son poste. On voit luire le canon de son arme.


-”Voici le Katiolo, un peu un en retrait du bord de la route. Tandis que ma voiture prend le virage, mes phares éclairent la boutique du boucher, peinte en rouge. La mer est juste derrière, plate, toute plate. Au dancing, la soirée bat son plein. Les lumières clignotent, rouges, vertes, bleues. La sonorisation donne très fort : C’est l’heure de la lambada.


-” Je roule sur les gaviers, lentement, vitres ouvertes. J’arrive devant la porte. Une femme en surgit au même instant. Une seconde plus tôt, on ne voyait personne.










-”Elle était belle, Monsieur, très, très belle ! Grande, mince, jeune ... Vingt ans peut-être ? Une antilope ! Une gazelle ! D’abord, on ne voyait que ses yeux, étincelants comme des braises. Ses cheveux étaient finement tressés et tirés en arrière. Elle portait une robe de mousseline blanche, Monsieur, comme une robe de mariée ! Elle s’assit à l’arrière. Elle avait de longues jambes d’ébène. Je me préparai à refermer la portière ...


Le récit du chauffeur de taxi s’accélère. Ses yeux maintenant, sont grands ouverts, le regard perdu au loin ...


-”J’allais donc refermer la porte. Je m’aperçois que ma passagère frissonne. Elle était très jeune, Monsieur, je vous l’ai dit. La fraîcheur avait dû la saisir au sortir de la danse. Je lui couvris les épaules avec ma veste.


Nous voilà partis pour le Niole. La route est étroite et sinueuse. mais elle voulait arriver avant la demie. J’accélérai.


La maison est un peu à l’écart, juste avant le pont. Elle est verte, avec des balustres blancs. Elle s’accroche au rocher. La façade était bien visible, mais un petit nuage, descendu des Trois Frères la cachait en partie.






On eût dit que les pièces étaient éclairées de l’intérieur. Un katiti se met à crier ...


La jeune femme bondit, court dans l’allée. Ses pieds ne faisaient pas de bruit, comme s’ils n’avaent pas touché le sol.


Elle avait laissé sur le siège un billet enroulé : Le montant de la course”.




Ici, le conteur se tut. Il se passa la langue sur les lèvres avant de reprendre, comme s’il était pressé d’en finir. Sa voix se fit plus flûtée, mais aussi plus monocorde ...


-”Je m’aperçus tout de suite qu’elle avait oublié de me rendre ma veste. Mais je me dis que je la récupérerais le lendemain matin, en passant par là.


-”Le lendemain, Monsieur ! Je reviens au Niole. Je frappe à la porte de la maison. Arrive une pauvre femme, vieillie avant l’âge, vêtue de noir”.




-”Une jeune femme, dites-vous ?
La nuit dernière !”








-”Croyez-en ce que vous voudrez, Monsieur, mais c’est à moi que c’est arrivé, à moi-même. Il y a moins de trois mois ! Ce n’est pas une “histoire d’homme de bois !”


-”Eh bien, Monsieur ... Il n’y avait pas de jeune fille dans cette maison. Il n’y en avait plus ! La fille de la maison, elle s’appelait Flora. Elle était morte depuis deux ans, jour pour jour, le soir de mon aventure. Jour pour jour ! Quand je l’ai ramenée chez elle, à minuit et demie, il y avait deux ans qu’elle était morte, jour pour jour, heure pour heure ! Comprenez-vous celà Monsieur ?


-”Morte au soir de ses noces, deux ans plus tôt. Ah Monsieur !






-”Le lendemain matin, je me suis rendu au cimetière de Bel-Air, tout là-haut. La tombe était bien là où me l’avait dit, près d’un gros rocher...
Elle s’appelait bien Flora, Monsieur : C’est écrit sur la croix. Et sur la dalle, soigneusement pliée .... Il y avait ma veste, Monsieur, la veste que voilà !”

jeudi 14 février 2008

MORT POUR LA FRANCE








“Voyez-vous, Monsieur, son nom est écrit, là, en plein milieu de la liste, sur le monument aux morts.
Ah ! Monsieur ! Il y en a des noms ! La Commune a payé un lourd tribut, pendant la Guerre de Quatorze, celle qu’on appelait la Grande Guerre, la “ Der. des Der.” !


“Ca, c’est bien son nom à lui, et son prénom. Et c’est bien vrai qu’il est mort pour la France : Le paquebot sur lequel il voyageait a été torpillé en Méditerranée, par un sous-marin allemand, au large de Chypre je crois. Il revenait de Saïgon. Il y a eu des survivants, mais il n’en était pas.


“ On a dit ... Qu’est-ce qu’on n’a pas dit ? Vous connaissez la vie dans nos villages, Monsieur. Eh bien, c’était pire encore, autrefois ! C’était la mère Michu qui racontait à la mère Ragot et la mère Ragot qui, en allant chercher son pain chez le boulanger rencontrait le facteur ...


“ On en a tant dit ! Tenez, on a raconté que ce n’était pas vrai, qu’il n’était pas sur ce bateau, qu’il ne s’était pas noyé en Méditerranée. On a raconté qu’il n’était jamais allé à Saïgon, vous savez, en Indochine


“Eh bien, il n’y serait jamais allé ! Donc il n’aurait pas pu embarquer sur ce bateau, qui a été torpillé par un sous-marin allemand.


Il n’était pas en Indochine. Il était, paraît-il, en Nouvelle-Calédonie, à Nouméa ! Ce n’est pas du tout la même chose. Et même, il aurait participé à une opération militaire dans les îles des Nouvelles-Hébrides, une opération internationale avec un corps expéditionnaire anglais. C’est des canibales, vous savez, là-bas ! Il y a plein de palmiers et des arbres immenses, dont on n’aperçoit même pas les feuillages tant ils sont hauts et tant il y a de buissons et de fougères. Et puis il y a plein de chauves-souris aux ailes aussi larges que celles des goélands. Et puis il y a plein de volcans qui crachent en permanence et qui secouent la terre. Même que les sable des plages sont noirs comme aux portes de l’enfer ! C’est Noémie, la cuisinière de sa mère, qui m’a raconté tout ça, un jour où elle avait vu une lettre. Sûr que c’est bien vrai !




“On aurait pu le décorer. On ne l’a pas fait mais on a failli. On lui a délivré un “témoignage de satisfaction”, qu’ils appellent ça !


Dans les fougères arborescentes, dans les sous-bois, il été pris à partie par les sauvages ... Ils vont tout nus, ces sauvages-là, et puis ils ont des arcs et des flèches empoisonnées. Eh bien, c’est lui qui a gagné et il a réussi a ramener tous ses hommes à bord. Il faut vous dire qu’il était officier, officier de marine, Monsieur. Mais vous voyez bien qu’il n’était pas à Saïgon, et donc qu’il n’était pas sur ce maudit paquebot qui est allé couler en Méditerranée ! Et d’abord, qu’est-ce qu’il serait allé faire sur un paquebot, lui qui était officier de la Royale ? Je vous le demande !




*


“Tu ne te souviens pas de lui ? Quand il avait seize ans, son père louait un cheval à Rochefort, rien que pour lui, pour la durée des vacances scolaires. Ah ! Il a été gâté celui-là ! Mais il était gentil, et bien poli avec tout le monde. Il allait, au pas de son cheval, jusqu’au bord de la mer. Il piquait un galop sur la plage, et il revenait en traversant les bois. Son père avait des bois quelque part par là.


“Le dimanche, quand ils allaient à la messe, ses parents et lui ... Ah ! c’étaient des notables quand même ! Le père, avec un pardessus et une lavallière, ou bien, en saison, en veston avec un canotier. La mère... Ah, la mère, Monsieur, c’était une fée, comme une apparition, avec des robes à volants, un chapeau comme on n’en fait plus, des gants en peau de chamois ... Mais tout en noir, Monsieur. Comme si elle portait le deuil ! Je l’ai toujours vue en deuil. Le père aussi d’ailleurs, il avait toujours l’air d’enterrer quelqu’un ! Le père, c’était un officier en retraite, un officier de marine, un haut gradé. Et plus leur fils grandissait, plus ils avaient l’air de cacher quelque chose, quelque chose qui les aurait tracassé, qui les aurait hanté, quelque chose comme une crainte, une peur même, si vous voyez ce que je veux dire.
Aimables pourtant, mais c’était ce qu’on appelle “des gens de réserve”.












Ma grand’mère m’a raconté. On allait presque tous à la messe, en ce temps-là, tous les dimanches. Sauf ceux qui, ne voulant pas mettre la pointe des pieds chez le Curé, faisaient leur messe à eux, au bistrot d’à côté ! Mais ils s’endimanchaient tout de même. Ils partaient quand les cloches avaient sonné et ils rentraient à la maison en se joignant aux autres.


Bon, ma grand’mère était allée à la messe. C’était un dimanche. On savait bien que ce ne serait pas une messe comme les autres : Monsieur le Curé disait une messe solennelle pour sa mémoire, au “péri-en-mer”.


C’est pour le compte, que tout le monde était là ! Ah! Il y en avait, des voilettes et des chapeaux ! Même le garde-forestier, qui était venu. Il était debout, appuyé contre le mur, touchant la grande porte. Il y avait aussi tous les enfants du catéchisme, filles et garçons. On avait tendu un drap noir à côté de l’autel, un drap noir avec des larmes d’argent. Il y avait le grand ostensoir doré, l’encensoir, le goupillon. Il y avait un catafalque au-milieu de l’allée, recouvert du drapeau national. Il y avait des couronnes de fleurs officielles, barrées de rubans sur lesquels on pouvait lire les regets et les hommages, en lettres argentées. Et c’est vrai, les hommages étaient sincères : Ce gamin, on l’avait vu si souvent dans les chemins, on lui avait si souvent parlé !










Monsieur le Curé monta en chaire. Il avait mis ses ornements violets, comme pour la Semaine Sainte. Jusque là, tout s’était bien passé : Les embrassades à l’entrée, bien sûr. Les larmes de la maman, qu’elle épongeait avec un grand mouchoir de dentelle. Les poignées de main du Père ... Des larmes brillaient au coin de ses yeux, mais il ne les laissait pas rouler. Les chuchotis, et les autres chuchotis qui les suivaient. Les femmes à genoux, les hommes aussi, mais il y en avait qui restaient debout. La chorale paroissiale, la chorale qui chantait comme les anges, et l’harmonium les accompagnait et les psaumes étaient ceux du Roi David !


Monsieur le Curé monte en chaire :


“Très chers frères et très chères soeurs. Nous sommes aujourd’hui réunis pour honorer un de nos enfants disparu pour la patrie. Nous accompagnerons une famille dans sa douleur et nous demanderons au Seigneur, dans sa grande bonté, d’apaiser cette douleur et de renforcer cette fierté à laquelle ont droit un père et une mère qui ont sacrifié ce qu’ils avaient de plus cher à l’honneur d’être Français et à celui d’être Chrétien.


“Oui, de celui que nous honorons en ce jour, celui pour qui nous prions notre Dieu, afin qu’il lui apporte le repos éternel, nous devons garder le souvenir d’un héros.
“Héros de la Chrétienté, il l’était, puisqu’il servait au-delà des mers et des océans, allant porter la parole de Dieu à des peuples insulaires qui vénèrent encore des idoles. Car je suis sûr, nous sommes tous sûrs qu’il transmettait là-bas la Bonne parole : nous avons tous été les témoins de sa piété, lorsqu’il était parmis les siens, parmi nous.
“Héros de la Patrie, nous pouvons l’honorer en tant que tel, non seulement parce qu’il a disparu en Méditerranée, lors du torpillage d’un paquebot qui le ramenait à la maison, mais parce que nous savons qu’il a disparu en se dévouant pour ses compagnons. C’est là une gloire que tout homme d’honneur envierait et à laquelle il nos faut donner toute sa dimension humaine et purement chrétienne?
“On nous a rapporté comment, alors que le bateau penchait sur le côté, alors que les vagues montaient à l’assaut du pont, alors que chacun essayait de sauver sa vie, grimpant dans les canots, agrippant une planche, un espar, toute chose qui pouvait flotter ... On nous a raconté comment notre ami, comment notre frère, debout près du bastingage, se tenant d’une main à l’un des haubans, se dévouait en aidant les naufragés.


“Il leur lançait à la mer, à leur portée, tout ce qui pouvait les aider à ne pas couler : des bancs, des chaises, que sais-je ... des barriques peut-être ?


C’est là la dernière image que l’on doit en conserver, celle d’un héros qui nous fait honneur et dont nous devons être fiers, être heureux de l’avoir connu, de l’avoir cotoyé, d’avoir partagé en cette église ses élans de foi et de piété.


“Mes très chers frères et mes très chères sœurs, inclinons nous devant la douleur d’une mère, devant la douleur d’un père, mais remercions-les et remercions le Seigneur de nous avoir fait l’honneur de nous donner un héros pour frère. Ne l’oublions pas “












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“ Je te jure que, la dernière fois qu’il est venu en permission, il y avait quelque chose qui n’allait pas. Moi qui soigne son cheval chaque fois qu’il est là, moi qui le bouchonne, qui le bichonne, qui l’étrille et qui lui soigne les sabots ... C’était la première fois qu’il ne me demandait même pas de seller sa monture ! Il n’est jamais servi du cheval, pendant les huit jours qu’il est resté là. Il n’est même pas une fois venu à l’écurie, voir ce cheval que son père avait loué pour lui. Lui qui aimait tant faire de longues chevauchées ! Il paraît qu’il ne quittait pratiquement pas sa chambre. Pensez, toute une journée à la chambre, et pendant huit jours ! Je ne l’ai aperçu qu’une fois. Je peux vous assurer qu’il n’avait pas bonne mine ! Il était tout maigre et tout pâle !


“ Eh bien, moi, j’ai fait la même remarque. Je le connais bien, ce petit. Il a beau être Lieutenant, je l’ai couché dans son berceau et je lui ai changé ses couches ! L’année précédente, quand il ne sortait pas à cheval, il était dans sa chambre, c’est vrai, mais à regarder la petite voisine par sa fenêtre, à faire des conversations entières avec elle, à grands renforts de mouchoirs blancs et de fleurettes. La dernière fois, rien ! La fenêtre est restée vide ! “


“ C’est vrai, mon vieux. On faisait comme si on ne s’apercevait de rien, mais c’était évident, qu’ils étaient anxieux, les parents. En fait, ils ne vivaient pas. La mère passait ses journées à l’autre bout du village, toutes ses journées, sous prétexte d’assister la grand’mère. Le père ne sortait plus guère que pour aller à la gare, chercher son journal à l’arrivée de la poste. Il avait l’air de vivre dans un autre monde, s’enfermant dans son jardin, à planter des fleurs et à les arroser. L’heure venue, il allait jusque chez la grand’mère, rejoindre son épouse pour dîner.


Nous, on le retrouvait tous les soirs à cinq heures, pour faire la partie dans son salon, mais on ne peut pas dire le contraire, il avait l’air absent, ailleurs. C’était comme s’il attendait toujours quelque chose, on ne savait quoi, comme si quelque chose était suspendu, qui aurait dû tomber, on ne savait quand et on ne savait quoi, mais, assurément, cela devait choir !
Eh bien, tu remarqueras ... C’est tombé ! D’une certaine façon, il semble soulagé, presque.”








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Commandant,




J’ai bien reçu votre lettre. J’ai l’honneur de vous présenter, ainis que tous les membres de l’équipage, l’expression de nos condoléances attristées par la disparition de notre camarade. Nous l’aimions beaucoup. Il était droit et courageux. les hommes l’aimaient. Mais vous connaissiez la maladie dont il était atteint. Il ne pouvait plus se passer de l’opium, et il en augmentait les doses, de plus en plus.
Il décidait parfois de se discipliner, de cesser ses pratiques, mais il cédait toujours. C’était plus fort que lui. Il m’avait même confié sa bourse, pour ne plus avoir d’argent disponible. Cela durait un instant : il retombait chaque fois, très vite.
Le Commandant l’a débarqué à Saïgon. Il devait rejoindre la métropole. Sans doute le ferait-on comparaître devant le Conseil de Santé ? Il a mis son sac à bord de ce paquebot. Vous savez la suite. Nous avons appris qu’il n’avait pas été vu sur le pont, après le torpillage. Il était dans sa cabine et on ne l’en a pas vu sortir. Tout le reste ne peut relever que de la commisération ou du bavardage : Le témoignage du Commandant du paquebot est sans ambiguïté. Nous le regrettons et nous vous prions, Commandant, de bien vouloir croire que nous déplorons la perte de notre camarade.








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Attribution, à titre posthume, de la Croix de


Chevalier dans l’Ordre National de la Légion d’Honneur.




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DEVANT UNE TOMBE
“ Et tu crois, toi, que le Curé était au courant ?”


-”Bien sûr, qu’il l’était, mais que voulais-tu qu’il fît ? Tant qu’aux parents, il y avait longtemps qu’ils savaient ... Jusqu’à ce que la chose suspendue vînt à choir ! Je les plains de tout mon coeur et je souhaite cependant que cette fin ait apporté, en quelque sorte, un peu d’apaisement. Peut-on y croire ? Paix à leurs âmes, à tous. Quant à la Légion d’Honneur ... L’oncle était un grand bonhomme, au Ministère !“