vendredi 28 mars 2008

AU CONGO














On vous l’a dit : Le Socialisme-Scientifique, ça sert à tout expliquer, à tout résoudre, les problèmes de la pensée philosophique, ceux de la création artistique, ceux de la connaissance scientifique, aussi bien que ceux des passions et de l’Amour !


La grivoiserie est détestable, et d’ailleurs le Marxisme-Léninisme est fort peu grivois Pourtant, si je veux raconter certain épisode assez surprenant ... Tâchons, du moins, de rester dans les limites du bon goût.


C’est une histoire qui se passe en mille neuf cent soixante et onze, au Congo, à Brazzaville, à la splendide époque du Socialisme-Scientifique ! On rencontre en ville des Chinois de Pékin, marchant trois par trois : Il faut deux témoins pour surveiller le troisième ! On rencontre des Soviétiques, que l’on nomme encore ainsi ! Ils sont accompagnés de leurs lourdes épouses .


-” Tout pour le Peuple. Rien que pour le Peuple !”
Les enfants des écoles lèvent le poing et crient des slogans.






Je suis affecté à un “Institut de recherche dont les chercheurs ne trouvent jamais que ... des excuses pour justifier leurs absences ! Et encore, ne se donne-t-on même plus la peine de chercher des excuses, depuis longtemps !


Le primat scientifique est partout. Il est dans les rues où passent les chars d’assaut. Il est dans le petit bois qui jouxte la prison : C’est là que l’on coupe les bambous pour assouplir le dos des prisonniers. Il est dans l’habileté des voleurs de vélomoteurs qui n’ont pas leur pareil pour vous démonter un engin et revendre les pièces à l’autre bout de la ville en un temps record. Il est dans la gestion des magasins d’État, toujours vides. C’est l’époque où l’on vend au marché de Poto-Poto les macaronis par petits paquets de quatre unités.


Nos propres diplomates, de leurs bureaux à l’Ambassade, gèrent la situation de façon à peu près aussi scientifique ...


C’est la joie ! Je ne tarderai pas à demander ma mutation. Je suis las de me faire arrêter à chaque carrefour par des miliciens de quatorze ans armés de Kalachnikof. Ils ont, eux-mêmes, tellement peur que leur doigt se crispe sur la détente. Ils tremblent et les larmes coulent sur leurs joues !






J’apprendrai dans ce pays quelques lois vitales. Tout d’abord celles du pragmatisme ... “Scientifique” ?


-” Cent vingt personnes. Pas de bagages : Les cartes d’identité entre les dents, annonce le responsable chinois, prévoyant la possibilité d’une évacuation d’urgence.
-”Bien entendu, vous enlevez tous les sièges pour alléger l’avion. Tout le monde s’assoit par terre !”


J’apprendrai aussi là-bas les lois du silence, auquel peut se substituer, en cas de démangeaisons, la pratique de la langue de bois ! Prudence : Le petit bosquet de bambous rétrécit, mais il en reste encore ...


La loi la plus admirable, c’est pourtant une loi élémentaire de physique. Les femmes congolaises y sont Maîtresses. Je veux parler de la loi de l’équilibre. Le véritable équilibre, au sens propre du mot. Il suffit d’avoir vu passer sur la route les femmes altières, en boubous colorés, marchant à grands pas, droites, portant sur la tête une bassine, un sac, un panier, ou même ... une bouteille !
Essayez donc, vous nous conterez vos succès !


J’ai particulièrement souvenir d’une femme encore jeune, au boubou imprimé de portraits du Président
( excellent sauf-conduit pour la Milice !)






Elle porte un bébé sur le dos, enveloppé dans un tissu de coton noué. Elle va droit devant. Elle jacasse abondamment avec ses compagnes. Elle porte sur la tête, en équilibre, couché à l’horizontale ... un igname d’un mètre cinquante de long ! Ce tubercule noirâtre semble un énorme saucisson, un gros salamis ... de plus de vingt cinq centimètres de diamètre !


-”Vous porteriez cela, vous, sur la tête ?”


Il ne s’agit pas de l’un des prodiges du Socialisme-Scientifique ... Il s’agit d’un savoir ancestral.


Mais pourquoi donc me revient cette image ? Il y aurait beaucoup d’autres choses à raconter, sur le Congo de ce temps-là.


C’est que je ne peux plus voir un tubercule sans être secoué par les frissons du rire ! Que voulez-vous, c’est plus fort que moi.


J’avais pour collègue, dans mon très scientifique Institut de Recherche ( Je n’ai pas dit de Recherches Scientifiques ! ) J’avais pour collègue une Congolaise (C’était bien la seule que je rencontrais de temps en temps dans ces bureaux déserts !) Elle s’appelait Madame Toyo.










Un jour elle vient me voir :


-” Je peux vous parler ?”


Je suis un peu surpris : Je vous l’ai dit, la parole est rare, la confiance aussi.


-”Mais bien sûr, Madame Toyo !”


-” Eh bien voilà ! Je vais marier ma fille le mois prochain.”


-” Tous mes compliments ...”


-” Je suis inquiète. Que pensez-vous qu’il va se produire ? Autrefois, on vous préparait avant le mariage. Mais les jeunes de la nouvelle génération ... “


_” On vous préparait ... ? “


-” Oui, progressivement, avec des tubercules de plus en plus gros. Mais ma fille, on ne l’a jamais préparée ... Comment vont-ils faire ? “


Le voilà, le progrès apporté par la Révolution Populaire ! Voilà ce que l’on gagne à des années de Socialisme-Scientifique !








_” Ne vous inquiétez pas, Madame Toyo ... Faites confiance à la nature ... Les jeunes mariés se débrouilleront bien ...
S’ils ne l’ont pas déjà fait !

mercredi 12 mars 2008

ERROMANGO




















à Mireille et Claude Bonnet des Vitarelles.























L’île est bien celle que décrivait Pierre Benoît. Mais comment Pierre Benoît fit-il connaissance avec elle, perdue dans les fins fonds du Pacifique ? Personnellement, je la rencontrai pour la première fois en 1962. L’avion qui me transportait, un petit bimoteur emportant six ou huit passagers s’est posé sur un terrain qui n’était qu’une déchirure au-milieu des arbres. La piste avait été ouverte à la machette. Elle avait juste la largeur suffisante pour se poser et le bout des ailes frôlait les troncs des cocotiers. Comme la piste était aussi très courte, l’avion bloquait ses freins juste au bord de la très haute falaise. Quand il décollait, il effleurait les têtes des papayers, puis chutait vers la mer. Le pilote faisait ronfler les moteurs et l’appareil reprenait doucement de l’altitude . Impressionnant !


L’île est luxuriante, foisonnante, étouffante de splendeurs végétales. C’est la splendeur d’une serre. Air rare, saturé de vapeur, chaud comme l’haleine d’une bête.


Depuis quinze jours, la pluie n’a pas cessé, drue comme un déluge. Les hommes courbent le dos, comme si des graviers leur tombaient dessus, par poignées, par volées. Les larges feuilles des tarots ont été lacérées.






Depuis une heure, il ne pleut plus. La forêt s’égoutte, et c’est encore comme s’il pleuvait. La forêt que l’on sent, que l’on devine, proche, vivante, enveloppante, mouvante. mais la forêt qu’à dire le vrai, on ne voit même pas ! On y est plongé, et elle est si dense ! Le sentier que l’on suit n’a que la largeur du pied, encore faut-il veiller à ses contorsions, à ses détours, aux obstacles inattendus, aux arbres renversés , aux torrents nés des dernières averses, qui roulent des eaux rouges et noires. Les branches forment voûtes et ce n’est que rarement qu’elles laissent une étroite fente à travers laquelle on aperçoit les lourds nuages qui roulent.


Le sol doit être noir, noir de cendres volcaniques, ou bien rouge d’argiles détritiques. On le devine, mais on ne le voit pas : l’herbe le recouvre, le pourpier, la tétragone, les impatiens ... Toutes plantes buveuses d’eau dont le climat favorise la pousse.


De temps à autre, assez rarement somme toute, un buisson éclate de feuilles rouges et de fleurs rouges : hibiscus, croton. On enjambe les racines et les contreforts d’arbres gigantesques, des “ châtaigniers” dont les appendices et tentacules se tortillent en nœuds de serpents. Parfois on distingue la branche longue, lourde et horizontale d’un figuier-banian. Cet arbre est aussi appelé le figuier-étrangleur.






Le banian ! Il est capable de phagocyter, d’avaler carrément un autre arbre, son voisin, une maison. C’est lui qui “avale”, au Cambodge, les palais et les temples d’Angkor ! Racines aériennes qui forme une autre forêt, dont on dit qu’elle fait le lien, sorte de ligne téléphonique, entre le ciel et la terre ! Des pigeons verts y roucoulent, se gorgeant de baies. Un loriquet, vert lui-aussi, mais on ne le voit que rarement tant il passe vite ! Il lance un cri aigu. C’est le royaume du vert. Les petites tourterelles, nombreuses, sont vertes elles aussi, avec une tache de rubis sur le dessus de la tête. C’est le royaume du vert : à quelques exceptions près, on est incapable de percevoir et d’identifier les arbres qui se fondent dans la masse, elle-même drapée du haut en bas dans une épaisse tapisserie de lianes et de feuillages épiphytes ou parasites. Une masse végétale, comme une mer !




*


Cinq hommes avancent en colonne, silencieux. Dans l’ordre deux mélanésiens un européen à large chapeau, puis encore deux “men-bush”. Les mélanésiens sont grands, athlétiques, nus jusqu’à la taille. Ils marchent pieds nus. Leur peau est fuligineuse. Leur chevelure crépue forme une boule massive et indisciplinée. Ils ont le nez large et plat. L’arcade sourcilière forme visière sur les yeux. Chacun porte un sabre d’abattage. Les deux derniers se sont décoloré les cheveux qui semblent blonds, d’un blond filasse tirant sur le roux.


L’européen, lui, est un homme sec et grand. Il semble avoir un peu moins de la cinquantaine. Il a le visage ascétique et tanné. Les pommettes sont hautes. Hormis le chapeau de toile beige, il porte une chemise saharienne, un short kaki et des bas de laine bien tirés. Ses chaussures de brousse sont de toile.


Les pas des mélanésiens sont souples, coulés. Ceux de l’européens sont plus courts.


-” Monsieur Wilkins, on ne va pas trop vite ? “


-” Allez, j’y arriverai ! “
Mais la mâchoire est crispée. L’attitude trahit la souffrance. le visage est luisant de sueur. La chemise est trempée.








-” J’y arriverai. Il faut que j’y arrive : L'avion se pose à onze heures !”








*
Wilkins, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle, a ressenti dès hier les attaques de la fièvre. La nuit a été pénible : maux de tête effroyables, diarrhées, fièvre.


-” Une crise d’amibiase encore. Il y avait longtemps ! Je pensais que c’était fini !”


Wilkins, tout en marchant, revoit les rizières de son enfance, les buffles noirs baignant dans les mares aux eaux rouges. Il entend beugler les crapauds. Il songe aux plantations d’hévéas. Il sent monter à ses narines l’odeur âcre du latex.






Le latex ! Wilkins est pris de nausée. La colonne s’arrête. Il vomit, se plie en deux, les mains sur le ventre. Il a failli crier de douleur ...


L’avion se pose à onze heures, il en est dix. Encore une heure de marche, si tout va bien. On a quitté le bivouac au lever du jour, vers les cinq heures.


-” En route ! Je sais ce que c’est. Deux jours de soins à l’hôpital de Port-Vila, et ce sera terminé. Le Docteur a fait l’Indochine, il connaît bien le traitement des amibiases ...”


Mais les mélanésiens sont obligés de ralentir leur marche. On voit bien qu’ils sont inquiets, même si aucun d’entre eux ne tourne la tête.


-”Vas, Kaltapan, vas-y ! Ne t’inquiète pas, ça va !”


Kaltapan est l’homme qui tient la tête de la colonne, l’un des deux qui ont les cheveux décolorés. La fierté de son port et de sa démarche marque son rang. C’est lui le chef du petit groupe de mélanésiens. Une plume est plantée dans sa tignasse; Il ne tourne même pas la tête. Il ne répond pas. C’est tout juste s’il a montré qu’il a bien compris, par un mouvement qui relève puis rabaisse ses sourcils. Mais il raccourcit le pas.






-”Kaltapan, pars devant. Si l’avion se pose avant que j’arrive au terrain, tu expliqueras au pilote ce qui se passe. Tu lui demanderas de m’attendre.”


Wilkins, en effet, s’est à nouveau plié en deux sous la douleur. Il ôte son chapeau, sort un large mouchoir, essuie son front couvert de sueur. La fièvre. I s’appuie à un tronc pendant un moment. Même moiteur, même touffeur qu’aux rives du Mékong à l’approche de la mousson. Images de femmes en pantalons noirs, légèrement pliées sous le poids d’un fléau de bambou auquel pendent des marmites de soupe et de riz ... Poissons-chats, silures de plusieurs centaines de kilos, cochons-planches noirs, efflanqués ( et c’est de cela qu’ils tirent leur nom ) ...


Kaltapan est parti, de ce pas couru des chasseurs quand ils vont en forêt chasser le pigeon notou, avec leur arc dans le dos. Aucun doute : Il arrivera à temps. Burton, le pilote, attendra.


Les mélanésiens forment une petite équipe qui accompagne Wilkins depuis un mois déjà. Il s’agit de prospecter la forêt d’Erromango. Il y a ici des arbres qui sont bons pour l’industrie des bois déroulés. Des kaoris, hauts et droits. Y en a-t-il suffisamment pour tenter l’exploitation ?






Ce n’est plus qu’une question de temps pour terminer le dénombrement. Tout en marchant, Wilkins pense à sa revanche sur la vie.


-” Remonter une affaire, une bonne affaire, en exploitant les arbres ... Après avoir été chassé des plantations d’hévéas en Indochine !”


-”L’affaire est rentable, j’en suis certain !”


Il en a parlé depuis longtemps avec des entrepreneurs français dont les usines se trouvent dans le Poitou et les Charentes. On peut rêver ... Mais ce n’est plus tout à fait un rêve.
Les rugissements des tronçonneuses, les arbres qui tombent. Les troncs que l’on écorce et que l’on marque. Les tracteurs qui les tirent jusqu’à la mer. Les quais que l’on construit. Les grues et les palans. Les navires au mouillage, que l’on charge, qui partent tandis que d’autres arrivent. Les mélanésiens au travail, et les maisons en dur succédant à leurs cases de roseaux ! Du profit à faire pour tout le monde, et des progrès à apporter.


La pente est rude, à laquelle grimpe le sentier. Il s’est remis à pleuvoir. On courbe le dos à nouveau. Bientôt le bruit de l’averse est assourdissant. Suivre ...Suivre l’homme qui marche devant. Regarder où on pose le pied.




On ne saurait regarder plus loin devant, et la pluie se mêle à la sueur, emplit les yeux. Les vêtements se plaquent à la peau ... On ne saurait se protéger de ces pluies là ! Allez donc vous protéger d’un déluge ! Il n’est pas de parapluie sous la cataracte ! Il n’est pas d’imperméable non plus, que l’on ne supporterait pas à cause de la chaleur. Il faut boire, boire, boire ! Wilkins boit, sans arrêter son avance, au bec de sa gourde, par petites gorgées. Son pied, lui, bute souvent.


-” Ça va ! Ça va !”


D’ailleurs on arrive. On y est presque ... On est sur le plateau. Quatre bœufs sauvages traversent le chemin et disparaissent sous la pluie, dans la pluie. Ils sont les témoins d’un ancien élevage maintenant abandonné. On est sur le plateau. On devrait voir la mer, et l’île voisine, Tanna, sur laquelle fume un volcan. En fait on ne voit rien ... La pluie, toujours, et drue ! C’est à peine si l’on se rend compte que la forêt fait place à une savane et à une cocoteraie.


Wilkins sait qu’entre les cocotiers s’allonge la saignée où prend place la piste, si étroite qu’elle donne à peine la place pour les ailes de l’avion. Le Dornier se posera ... Il faut qu’il se pose ! Parfois, lorsque la piste est trop détrempée, l’avion ne se pose pas. Il file vers Tanna. Aujourd'hui, il faut qu’il se pose !






A la Grande Plantation, vers Saïgon, la piste était gazonnée, aussi. Lorsque crevait la mousson, en juillet, il arrivait que l’avion ne puisse pas se poser ... Le petit avion de liaison ... À cause des buffles errants qui obstruaient la piste. Les buffles ! Et les mares qu’ils creusent en se roulant dans la boue ! Ah ! Le chant des crapauds, ce chant lancinant !


-” C’est la chant des crapauds, ou bien ce sont mes oreilles qui bourdonnent de fièvre ? Il n’y a pas de crapauds dans ces îles! Pas non plus de grenouilles ! Mais tout autour de la Grande Plantation ! ... Paniers grouillants de grenouilles sur les étals des marchés de villages ... À coté des étals d’orchidées, des tables chargées de ramboutans, de pommes-cannelles, de sapotilles, corossols, durions, jacques et pamplemousses ... Parfois,u n marchand offrait un petit singe tenu en laisse, ou bien un ourson tout pataud ... Mais c’était ailleurs ! ici, il n’y a pas d’oursons. Il n’y a pas de singes, ni petits ni grands ... Ah ! Les gibbons, leur fourrure blonde, leurs bras trop longs ... Pas de singes, pas de singes, pas de singes ! “


La pluie s’arrête à nouveau, brusquement.


-” Hi ... Yah ... O ...O ... Houhouaah !”










Ce cri ? - presque un yodli ! Comme un cri de Muezzin ! En plus joyeux.


-” Ne t’inquiète pas. c’est Kaltapan qui signale qu’il est arrivé.”


-”Kaltapan ? Ah oui, Kaltapan ! Arrivé ... Soufflons un peu.”


La nuée se déchire. dans le ciel, vers le sud, le volcan vomit une longue écharpe de cendres. Cela fait plus de quinze jours qu’il vomit ainsi. les vents portent au loin l’énorme fumée. La forêt, que l’on domine en vérité sans la voir tant elle est recouverte de lianes à larges feuilles, l’océan par delà, aussi terne, aussi plombé que le ciel ...


-” Le muezzin, le muezzin, les minarets, les mosquées ... L’Algérie, après le Vietnam. “


Est-ce le délire ?


Wilkins se reprend vite. Il recommence à marcher tout en s’appuyant sur l’épaule de Georges, l’homme qui le précède. Un kilomètres encore, peut-être deux ?


Le vrombissement de l’avion ! Le voilà !








Le Dornier se faufile entre deux nuages. Il amorce un virage sur l’aile. Il disparaît en arrondissant son vol pour prendre la piste.


Non seulement elle est étroite et mouillée, mais elle est courte, très courte, la piste ! Elle s’arrête juste au ras de la falaise.


-” Kaltapan est là-bas. L’avion attendra.”


C’est d’autant plus certain que l’appareil n’a pas réapparu. les moteurs sont arrêtés, muets. Il s’est posé. Il attend.


La marche devient difficile. l’herbe est haute aux abords de la piste. On dirait de l’herbe à éléphants, aussi coupante, en tout cas !


Voici l’avion. C’est un bimoteur à atterrissage court. Sa queue, son empennage qui luisent à la lumière.


Justement ! Son empennage qui luit à la lumière !


Qu’est-ce qu’il a, cet empennage ? - Eh bien, il est de travers !










-”Ce n’est pas vrai !”


-Si, c’est vrai ! Kalatapan le confirme, qi a rejoint son équipe : L’avion a pris la piste trop court : avion neuf, nouveau pilote ... Il a cassé du bois ! Le train est de guingois, l’aile gauche a raclé le sol, une hélice est brisée.


Wilkins n’en peut plus de douleur. Il s’étend à terre, de tout son long, les deux mains à plat sur le bas-ventre.


-” Ce n’est ni du paludisme, ni une amibiase. J’ai eu beau essayer de me convaincre que c’en était. Il est évident que ce n’est pas du paludisme. Lui, il se manifeste par crises : ça vous pend à six heures le soir, et ça vous tient jusqu’à l’aube, et puis ça disparaît. Ce n’est pas le cas. La fièvre ne m’a pas lâché depuis vingt quatre heures. Dysenterie amibienne ? -Des coliques, terribles, mais pas de diarrhée ... Alors quoi ? Bon. De toute façon, qu’est-ce que je vais devenir maintenant ?


Le pilote n’a pas été blessé. Il farfouile dans son cockpit, fenêtre ouverte à cause de la chaleur. Il n’est guère que seize heures.


-” O.K. ! la radio fonctionne ! Port -Vila m’a entendu. Ils envoient le De Haviland.”






-” Ils seront là dans combien de temps ?”


-” Le temps de préparer l’avion, de venir jusqu’ici, une heure, je pense.”


-” Une heure !”


-” Ça tiendra, Wilkins ? “


Ça tiendra, ça tiendra ... Il faudra bien que ça tienne. Mais les douleurs sont de plus en plus aiguës, et cette envie de vomir qui revient !


Ce roulement qu’on entend, qu’est-ce que c’est ? Explosion dans la rue Catinat, à Saïgon ? Chapelet de bombes larguées du ciel ? rafales des mitrailleuses de douze-sept ? Ah ! Ces rafales, venues d’on ne sait où, du côté de Tlemcen ! Juste au moment où le muezzin psalmodiait ! Tous les orangers, tous les orangers, sciés pendant la nuit ... Tous les orangers coupés !


-” Non, ce n’es pas en Algérie que je m’installerai : J’ai déjà donné en Indochine ! j’ai déjà donné lorsque j’ai quitté les hévéas.
Mais, ce roulement qui continue : Le train de Tlemcen à Oran ? L’explosion ! Ah! Mon Dieu ! Que j’ai mal !"








-” C’est le volcan de Tanna qui se secoue : Un tremblement de terre.”


-” Le volcan ? Ah oui ! Le volcan ! Ah !”


Pour que la douleur lui arrache un cri, il faut qu’elle soit grande. De ses ancêtres britanniques, Wilkins a hérité lé flegme et la retenue.


-” -Vila demande à la radio ... C’est un médecin qui demande ce que tu ressens. Il demande aussi comment cela s’est passé depuis que tu as mal. Qu’est-c que je lui réponds ?”


-” Tu lui réponds, tu lui réponds ... Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’est toujours une histoire avec les arbres. Les hévéas en Indochine, les orangers en Algérie, ici les kaoris ... Tu lui dis que c’est toujours une histoire avec les arbres ... Ah ! Et puis le Dornier qui a cassé !”


“Le médecin m’a fait expliquer, dit Kaltapan. J’ai fait de mon mieux. Il a parlé d’appendicite. Je li ai dit les vomissements. Je lui ai dit la fièvre. Je lui lui ai dit la douleur. Il a parlé de péritonite. Mais le De Haviland va bientôt arriver. Ne t’en fais pas. Ne t’en fais pas, il sont tous prêts à t’aider.








La douleur ... La douleur ! Et la terre qui recommence à trembler ! Le volcan ?


-” Non. La terre ne tremble plus. Ce doit être la douleur.”


- “ Est-ce que ce ne serait pas le De Haviland ?”


-”C’est lui. Tu as raison. Il a fait vite. Allons, tu seras bientôt soigné.”


L’appareil est en vue, venant du nord. Ciel presque dégagé maintenant. Pas de problème ... Si ce n’est la carcasse du Dornier, plantée à l’amorce de la piste ! Le nouvel arrivant aura-t-il la longueur voulue pour se poser ? Kaltapan et son équipe, aidés par le pilote, ont bien essayé de dégager le Dornier, mais va donc !


Il aurait fallu aller chercher du secours au village. Trop loin ! Le village est situé en bord de mer !


Mais si, il se posera. Bien sûr il lui faut plus de longueur de piste que pour le Dornier, mais ce pilote-là est un habitué d’Erromango ... Cela fait des années qu’il dessert les îles ! Il se posera.










-” Je ne sais pas ce qu’il se passe. Je n’arrive pas à l’avoir à la radio. Sur aucune fréquence ! Je ne sais pas s’il me reçoit.”


-” J’appelle -Vila. Recevez-vous le De Haviland ? Sa radio doit être en panne !”


-” Radio, radio ... Il faut leur dire, pourtant. Il faut leur dire : On a coupé les orangers ... Il faut qu’ils fassent vite. Ils vont couper les kaoris ! Aïe ! Bon Dieu que ça fait mal !”


L’avion en est à son quatrième tour au-dessus du terrain, bas, très bas. On a vu clairement le pilote. Une cinquième fois. Il bascule sur l’aile gauche. Il glisse. Il descend, il descend. Il va se poser !


Il ne se posera pas ! La petite fenêtre s’est ouverte, sur le côté du cockpit, un bras fait un signe d’impuissance. L’avion reprend de l’altitude. Il bat des ailes.


-” Non !”


-”Si ! Trois fois, il a battu des ailes. Il reprend la direction du nord.


-” Foutu !”






-”Monsieur Wilkins ... Monsieur Wilkins, j’ai prévenu Port-Vila. Ils envoient le Tiaré, qui est à Tanna, juste à côté. Le Tiaré, vous savez, cet ancien dragueur de mines qui fait maintenant le cabotage du coprah d’une île à l’autre. Il sera là demain matin, dès l’aube.”


-” Dès l’aube ! Demain matin ! Au bord de la mer. Il faut redescendre, redescendre tout ce chemin, jusqu’en bas. Mais je ne pourrai pas marcher. Je ne peux plus marcher, plus marcher, plus marcher. Et pourtant, si on ne marche pas ... Qui ira rafraîchir les saignées des hévéas pour que le latex coule ? Les orangers, qui va replanter les orangers ? Qui va achever le comptage des kaoris ? Les kaoris ... Achever le comptage avant que ne tremble la terre, avant que le volcan n’explose ! Redescendre jusqu’à la mer ... Demain matin ! Le Tiaré, le Tiaré, bien sûr. Bien sûr, péritonite. Péritonite, inflammation du péritoine, membrane séreuse qui revêt la plus grande partie de la cavité abdominale. Péritonite ! Tiaré ! Tiaré, fleur de la famille des gardénias, endémique à Tahiti. Tahiti ! Redescendre jusqu’à la mer ... Le Tiaré !”
*
-”Eh bien Monsieur, nous l’avons redescendu. Il ne pouvait plus tenir debout. Il était allongé, là, les deux mains sur le ventre. Il essayait de contrôler sa douleur. On l’entendait gémir. Ses joues s’étaient creusées et il semblait que les yeux se fussent enfoncés dans les orbites. Nous avons marché une bonne partie de la nuit. Nous avions bricolé un brancard, en enfilant des branches dans nos chemises boutonnées. On avait ficelé tout ça comme on l’avait pu, en ajoutant nos ceintures pour que ça tienne. Ça a tenu, vaille que vaille. Vous pouvez imaginer cette descente, entre deux murs d’arbres et de buissons. On ne voyait même pas les étoiles ! De temps à autre le pied glissait. Heureusement il ne pleuvait plus mais toute la moiteur stagnait sous les frondaisons sous forme de vapeur. Dans ces îles, il n’y a pas de serpents, pas de scorpions, ni de vermines dangereuses. Il n’y a pas de fauves non plus. Tout juste si l’on peut entendre parfois un cochon sauvage qui fouille de son groin le sol en décomposition.






Nous nous sommes relayés, les quatre mélanésiens et moi. En nous passant le brancard, nous faisions attention à ne pas donner de secousses, mais Wilkins gémissait. Il gémissait aussi lorsque le terrain provoquait un cahot. pour ma part, j’ai toujours porté le brancard par l’arrière : Il n’est pas possible à un européen de trouver un sentier dans cette forêt. Le pied guide le pied. J’ai suivi. Heureusement encore, il n’y a ni ronces ni épineux ! Encore que je me suis laissé dire qu’il y a des feuillages terriblement urticants. Leur contact peut être cause de lymphangites. Bon, nous n’en avons pas rencontrés.


-” On n’entendait plus le volcan, mais on entendait les tambours ... Le son des tambours emplissait la forêt. Tambours, tambours, vous savez quoi ? - Cet imbécile de Pasteur qui fait commémorer tous les ans le débarquement des missionnaires à Erromango !


-” Repentez-vous, vos grands-parents ont tué les missionnaire. Ils les ont bouffés !”


Incroyable, mais vrai ! C’était la date, ce jour-là. La mission commémorait le massacre. Tambours, tambours ! Et des hurlements, et des chants !










Wilkins délirait carrément maintenant. Nous faisions de notre mieux, pourtant ! Nous avancions le plus vite possible. Il parlait toujours des arbres, arbres à caoutchouc, orangers ... On avait coupé les orangers ... Il disait qu’il avait quitté l’Algérie à temps. Et puis, à certains moments, il parlait dans une langue étrangère, du Vietnamien peut-être ?


-” Nous n’avions plus de contact avec qui que ce soit. Nous n’avions pas pu emporter la radio de l’avion bien sûr ! Quand nous sommes arrivés au bord de la mer, juste au fond de la baie de Dillon, le Tiaré n’était pas encore là. On a cherché ses feux, mais ils n’étaient pas encore visibles. “ Il sera là à l’aube” m’avait-on dit. l’aube. Ah bien oui, l’aube !


Comme vous vous sentez démuni, inutile, devant quelqu’un qui va mourir ! Vous avez fait tout ce que vous avez pu. Vous avez peiné, porté le brancard, marché, marché. Tout ce temps-là, vous n’avez pensé à rien, bien sûr ... Trop à faire ! Tenir debout, marcher, marcher ... Et puis voilà ! Vous êtes là. Wilkins est allongé sur le sable noir. Vous avez l’esprit vide. Ah ! Si je n’avais pas cassé du bois en prenant la piste ! C’est la seule pensée qui occupe votre esprit.


Et les tambours qui battent encore et toujours !










Wilkins est mort là. Je lui tenais la main. Il est mort ... Il fredonnait la chanson de Brassens : -” Auprès de mon arbre, j’aurais dû rester ...”


Je n’invente rien. Je ne suis pas le seul à l’avoir entendu. Encore un souffle, ténu :


-”J‘aurais jamais dû ...”


C’était fini. En relevant la tête, j’ai vu les feux du Tiaré qui entrait dans la baie.

lundi 10 mars 2008

LES CALANDRES













-“ Tu prends ton sac. D’une main, tu le tiens ouvert. Tu tiens ton bâton de la même main. Tu marches sans faire de bruit, en traînant les pieds ... Comme ça ! Il fait nuit noire, sans lune. Moi je reste à côté de toi. De la main droite, je tiens une lanterne sourde. Elle trace un rond de lumière blanche sur le sol, et ce rond avance en même temps que nous, en se balançant un peu. De la main gauche, je tiens une cloche. Le battant résonne à chacun de nos pas. Aligne ton pas sur le mien. C’est le son de la cloche qui couvre le bruit que nous pouvons faire.”


-” Non mais, tu te moques de qui ? Me prends-tu pour un gamin ? Je la connais, l’histoire du dahut, l’animal qui court autour de la colline ... C’est un quadrupède, mais il a les deux pattes de gauche plus courtes que celles de droite. Il court sur les pentes en tournant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Tu bats la cloche lentement, de façon monotone. Tu allumes la mèche de ta lampe à pétrole. Tu tiens ton sac ouvert. Tu empoigne ton bâton. Quand le dahut arrive, attiré par la lumière, trompé par le son de la cloche, tu le fais entrer dans le sac et tu tapes dessus avec ton bâton !








C’est très bon, le dahut, c’est meilleur que le chevreuil ! Tu n’en as jamais mangé ?


... Je connais quelqu’un qui a attendu le passage du dahut pendant toute une nuit, pendant que ses compagnons de chasse mangeaient des huîtres et buvaient du vin blanc à l’auberge ! On l’appelait “Jean-le-Sot”, celui qui attendait ! “


-”Mais non ! Personne ne veut se moquer de toi ! Il ne s’agit pas du dahut ! Sur les plateaux algériens, ce sont les calandres que l’on chasse ainsi, les alouettes-calandres. Enfin, ce sont de grosses alouettes ! Elles se déplacent en vols immenses, déroulant de longues écharpes à ras de terre. Le jour, les enfants les éloignent à grands cris pour qu’elles ne pillent les champs de blé. Le soir, ces milliers d’oiseaux se posent sur les buissons du plateau, tout autour des lacs salés et sur la piste du terrain d’aviation. On les ramasse à la main en procédant comme je te le dis. Tu peux me croire, j’y suis allé déjà plusieurs fois !


-” Même si je te croyais, je ne pourrais pas venir : Je suis de garde !”


-” De garde, de garde ... Tu sais, la nuit tombe de bonne heure en ce moment. Nous irons juste sur le plateau, derrière les hangars. Nous serons rentrés à temps pour que tu prennes ta garde ! “






-” Non, mais ... Franchement, tu te fous de moi ! “


-” Viens, te dis-je ... Tu verras ! “


Et c’est qu’il a l’air d’y croire, l’ami ! Si c’était vrai, son histoire de chasse aux calandres ?


-”Te voilà un sac et une lanterne. C’est une lanterne à carbure. Elle éclaire bien mieux qu’une lampe à pétrole !”


-” Je connais. Chez moi, on s’en sert pour aller à la pêche, la nuit... Mais si jamais tu te fous de moi ! “








*








Bon. On descend de la voiture. Derrière, il y a le guide et son fils, enveloppés dans leurs burnous. C’est le guide qui sonne la cloche. C’est un coup à prendre, un rythme à respecter, lentement ...


-” C’est par là qu’elles se sont posées ce soir. Mon fils les a guettées.”


Chuintement de la lampe à carbure ... l’obscurité se déchire dans le cercle de la clarté crue. On avance à deux mètres les uns des autres.
Longues épines des arbousiers, crissant sur la toile des pantalons ... Rameaux agressifs, petites feuilles rares, rondes, luisantes ... Le sol est de rocaille rouges. L’univers se réduit à ce rond de lumière blanche ! Tout le reste a disparu dans la nuit noire. Le ciel même est obscur, c’était à prévoir : l’après-midi roulait les nuages d’orage. Vénus, pourtant, brille droit devant et parfois, lorsque le vent déchire les nuages, on voit scintiller les chevaux du grand chariot. L’air est chargé d’odeurs d’absinthe, de sable et de sel. Bon, cela, paraît-il : Quand il y a du vent, les oiseaux se tapissent dans les rameaux des buissons ...


Un coup d’œil à mes voisins de gauche. Un autre à mes voisins de droite : Incroyable ! Personne ne semble vouloir me fausser compagnie ! Tiens, les oiseaux, les voici !


















*
-” Et maintenant, qu’est-ce que j’en fais ? ... Un plein sac ! Les oiseux sont vivants. Je les ai fourrés dans le sac l’un après l’autre, au fur et à mesure du ramassage. Tu parles d’une histoire ! Pour les tuer et les plumer, ma femme va s’amuser ! En attendant, moi, je suis de garde. Il faut que j’aille prendre mon service et faire ma ronde !


-” Portez donc le sac dans ma chambre. Je m’en occuperai tout à l’heure ! “












La chambre de l’officier de garde ! Tu parles ! C’est grand comme un rien : la place d’y loger un lit de camp, un petit lavabo et une armoire métallique.


Tu reviens. Ta ronde est finie. Tout va bien ... Quelle heure est-il ? Le vent a forci. La nuit est encore plus noire. Aurons-nous de l’orage ?


Les projecteurs, là-bas, juchés sur les miradors, balaient de leurs pinceaux les barbelés des clôtures. Un chacal hurle, un autre lui répond. Quinze chacals entament un concert.


- “ Bonsoir Commandant ! “


-” Bonsoir mon vieux ! “


Ôter sa casquette, s’éponger le front avec son mouchoir, avancer tout en déboutonnant sa veste bleu-marine ... Fichue installation électrique ! Les fusibles ont dû sauter encore. Tout le couloir est dans le noir. Ouvrir la porte de la chambre ...


-” Tu sais, tu as l’impression d’entrer dans une caverne. C’est l’obscurité la plus complète. Tu avances à l’aveugle, bras tendus, mains en avant. Tu connais les lieux, alors tu sais où tu vas.






Inutile d’actionner l’interrupteur. L’armoire est à droite, le lavabo est à gauche. Tout droit, pour atteindre le lit que tu heurtes des tibias.


-” Sacré nom d’un chien ! Qu’est-ce que c’est que ça ? “


L’impression bizarre de pénétrer dans un vol de chauves-souris. Tu sais, des pipistrelles. Elles sont toutes petites. Elles volent dans tous les sens. Elle te frôlent le visage et c’est comme un papillotement de cils sur ta joue... Elles se prennent dans tes cheveux, dans les plis de ton veston, que tu avais commencé à déboutonner. À vrai dire, il était déjà complètement déboutonné, ouvert, ton veston ! Et ça rentrait partout, même par le col de ta chemise ! Tu entendais des petits chocs mous, des frôlements, de petits piaillements aussi.


-” Merde, les calandres !”


Eh bien oui, les calandres ! Tu fermes la porte pour qu’elles ne s’enfuient pas ... Et puis maintenant, te voilà bien avancé ! Tu n’y vois rien. Bon Dieu, pas d’électricité, pas de lampe !


-” Apportez-moi une lampe ! “








Le téléphone ... Il est là, le téléphone, sur le tabouret qui me sert de table de nuit. Je l’ai fichu par terre. Bon, il fonctionne encore.


-” L’officier-marinier de garde ? Faites moi apporter une lampe, mais dites au gars qui va me l’apporter de faire bien attention en ouvrant la porte : Ma chambre est remplie d’oiseaux !”


-” Commandant, que se passe-t-il ?”


Ils sont venus à trois pour m’apporter la lampe ! Trois, dont l’Officier-marinier ... Leur tête à tous les trois, en entrant dans la chambre !


Des oiseaux ? Ah ! Bien oui, des oiseaux ! Nous avons passé une heure, à nous quatre, pour attraper tous les oiseaux et les remettre dans le sac ! Je vous laisse imaginer la scène, dans un espace aussi réduit, l’un se met à quatre pattes pour chercher sous le lit, l’autre ...
Vous imaginez cela, vous ? Attraper les calandres une à une, pendant que l’un de nous, celui qui tient la lampe, essaie de les suivre à la lueur de sa lampe-torche !












-”Mais non ! Ne vois-tu pas qu’elle est sur le haut de l’armoire ? Trop tard, elle est repartie ! Là ! Là !
Mais sacré bon Dieu, tu n’éclaireras jamais là où il le faudrait ! Attends, j’en ai une ! Elle s’est échappée, il ne me reste que trois plumes à la main.”


-” Et puis, je ne vous dis pas : La tête de ma femme, quand je lui ai rapporté tous ces oiseaux à tuer et à plumer ! C’était pour Noël. On s’en souviendra !”

samedi 8 mars 2008

LES ABEILLES














Le “Gros Pierre” serait mourant. Certains m’ont dit, même, qu’il était mort !


La “Petite Sonnette”, celle qui sert le pain à la boulangerie, brune, visage en pomme d’api et des yeux d’aspic ... La “Petite Sonnette” raconte qu’il serait mort.
- “ Moi, on me l’a dit ! “


Il serait mort dans son pré, à la lisière de la forêt. On l’aurait retrouvé tombé de tout son long, le nez dans l’une de ses ruches dont il avait enlevé la hausse pour examiner les cadres et leur couvain.


_” Mais ce n’est pas vrai ! Il n’est pas mort. Vous pensez, le nez dans la ruche ! “


Le” Gros Pierre”, c’est un type ! Il est mon ami. Il porte un chapeau à larges bords, il a une moustache jaunie de tabac. Il ne fait pas très net, c’est entendu . Il vit seul et il a quatre vingts ans. Mais sa main gauche est ornée d’une chevalière d’or finement armoriée et, le dimanche, pour se rendre à l’office, il arbore une large lavallière ... Une lavallière, vous vous rendez compte ! Noire, un peu luisante ... bon !


Il vit dans la maison que lui ont léguée ses parents, au cœur du bourg. C’est une maison à étage, une maison bourgeoise.








Je n’en ai jamais visité que deux pièces : La cuisine, vaste, à cheminée immense. Il y avait encore un tournebroche qui n’avait pas tourné depuis le temps de Gustave Flaubert ... Deux chaises, dont une à rempailler, l’autre bancale. Une table de bois couverte de “je-ne-sais-quoi.” Le “Gros Pierre”, quand il voulait y poser sa tranche de jambon encore empaquetée, devait, du revers de la main, repousser les papiers épars qui avaient contenu du pâté ou de l’andouille. En les repoussant, il faisait chuter, à l’autre bout de la table, les coquilles vides et les pelures indéfinissables. Le chien guettait.


Le “Gros Pierre” avait des liens familiaux qui évoquaient des planteurs de Cuba, un huissier de justice, un percepteur, des propriétaires terriens ... Que sais-je encore ? ... En tous cas, il était le dernier d’une lignée, une lignée qui avait eu du bien, beaucoup de bien. Il paraît qu’il souffrait d’une malformation cardiaque. Il n’avait jamais travaillé, ce qui s’appelle travaillé. Ah ! Si ! Tous les samedis matins, mais seulement les samedis matins, c’était lui qui s’occupait du cadastre à la mairie. Pour le reste ... Eh bien il lui restait des lambeaux depropriétés, qu’il vendait l’un après l’autre, par petits morceaux. Mais c’était encore un notable, le “Gros Pierre”! Il assistait aux battages sur “ses” terres. On lui disait Monsieur.






La seconde pièce que j’ai connue, et encore n’ai-je jamais fait qu’y pointer le nez c’était une immense salle à manger.


La table était d’une longueur impressionnante, en bois des îles couleur de poussière. Poussière aussi, les petits tas de plumes mitées qui demeuraient, tristes trophées, au fond de demi-globes de verre pendus aux murs. On n’entrait jamais là. Il paraît qu’il y avait, au-delà, une salle de billard.


Dans une autre pièce, qui était une souillarde, étaient accumulés des matériels disparates : boule à griller le café, cage à oiseaux, vieilles pendules handicapées, bottes, cisailles, fusil de chasse... Le plafond s’était écroulé et, par une brèche béante, pendait la moitié d’un lit de fer, avec ses couvertures, l’autre moitié demeurant à l’étage.


Mais le “Gros Pierre” savait des tas de choses et, par-dessus tout, il aimait ses abeilles. Il avait des ruches dans son jardin. Il en avait aussi dans les près, tout proches des acacias.


Chez nous, on ne fait pas transhumer les ruches. Il y a suffisamment de fleurs pour ne pas transporter les colonies d'abeilles d'un endroit à un autre comme on peut le faire en Provence.






Il est vrai que c'est une belle image : Le "berger des abeilles", qui roule les ruches de la plaine à la vallée, de la vallée à la montagne. En Charente, le rucher est installé une fois pour toutes, suffisamment à l'ombre, suffisamment au soleil. On y perd en poésie quelque peu, j'en conviens.
On dispose souvent les ruches en lisière de forêt. Les abeilles affectionnent le trèfle, la luzerne, le sainfoin. Il ne faut donc pas les tenir trop éloignées des prairies. Elles font leur meilleur miel avec le pollen des fleurs d'acacia. Il faut donc que le rucher soit placé assez près des bois.


Il ne faudrait pas croire que l'apiculteur se contente d'attendre, pour, la saison venue, prélever ce que les hyménoptères laborieux auront amassé afin de nourrir leurs bébés.


Il faut surveiller les ruches, éloigner les prédateurs, éliminer les agents d'infection, veiller à ce que les réserves alimentaires soient suffisantes, les compléter éventuellement. Il faut, lors de l'essaimage, suivre le déplacement des colonies, assurer les captures, aménager les nouveaux logements. Il y a un moment pour mettre en place les hausses, installer les cadres gaufrés pour les nouveaux couvains. On choisit les nouveaux cadres sur le catalogue de Manufrance.






Il y a le moment de la récolte, où l'on enfume les ruches, où l'on sort les cadres. On place ces derniers dans une cantine métallique et on les emporte à la maison.


Aujourd'hui, on va centrifuger les cadres pour récolter le miel. Le Gros Pierre procède à cette opération dans l'entrée de la souillarde. C'est toute une cérémonie. Pensez donc, le miel, fruit de la transformation du nectar butiné dans les fleurs !
Le “Gros Pierre” a revêtu un peu de la majesté du druide ! Il a mis un ample tablier bleu, dont le plastron remonte jusque sous le cou. On pense à une chasuble. Il a chaussé des bottes, lacées en haut de leurs tiges pour que les insectes n'y pénètrent pas. Il a endossé une veste floue, pour ne pas être piqué à travers le tissu. Il porte des gants, lacés aux poignets. Je suis tout ému.




Sur la tête, il a juché un canotier de paille : Tout à fait idéal pour cette opération, le canotier ! _ Une rigidité suffisante, des bords assez larges mais point trop ! Une voilette de tulle est fixée tout autour du chapeau, elle protège le visage avant de rentrer dans le col de la chemise. Cet équipement qui fait un peu penser à celui d'un scaphandrier est tout à fait indispensable : Il protège des piqûres.












Dans la plupart des cas, une piqûre d'abeille, ce n'est rien, mais il arrive que certaines personnes soient allergiques et développent de très dangereux œdèmes. J'ai vu mon père au lit, la face incroyablement gonflée, les yeux boursouflés, les lèvres enflées. Le “Gros Pierre”, qui sait mon envie d'assister à l'extraction du miel, m'a revêtu de la tenue protectrice. Je pourrais me prendre pour un enfant de chœur desservant !


La cantine est là, de métal gris, bien close car, avec les cadres que l'on a prélevés dans les ruches, on n'a pas pu faire autrement, bien évidemment, que d'enfermer quelques abeilles. La cuve de l'extracteur est un cylindre métallique d'un mètre de haut, étamé. Le cylindre est perché verticalement, sur quatre pieds, bien stable. Au centre de la cuve se trouve un axe, auquel on fixera les cadres, l'un après l'autre. C'est moi qui aurai l'honneur de tourner la manivelle lorsque le couvercle de la centrifugeuse sera refermé ...






_”Pas trop vite ... Assez vite cependant ... Régulièrement !












A la main gauche, le “Gros Pierre” tient un soufflet muni d'une boîte dans laquelle brûle sans flamme un morceau de toile de sac, légèrement mouillée. Le soufflet se termine par un bec. Quand on l'actionne, il en sort un jet de fumée. Le “Gros Pierre”, bien sûr, m'en a envoyé un dans la figure : Âcre fumée jaunâtre, épaisse, qui brûle les yeux et vous fait tousser. Je recule. Je m'approche à nouveau : L'envie de participer au cérémonial est plus forte que ma crainte, plus puissante que la toux qui me plie en deux.


Voici le couvercle de la cantine ouvert, puis rapidement refermé. Le “Gros Pierre” a enfumé la cantine, ce qui engourdit les abeilles, paraît-il. Il a saisi trois ou quatre cadres de bois. Il y passe une balayette préparée à cette intention, pour en éliminer les quelques dizaines d'insectes qui s' accrochent.


_"Hum ! Le cadre n'est pas plein, me dit-il dès la première manipulation. Il me montre : Dans toute une partie de la gaufre de cire jaune, les alvéoles sont ouverts, vides ... Que s'est-il passé ?










_” Elles ont dû être dérangées par des teignes ou bien par des fourmis. Regarde, elles ont, ici, construit un rempart de propolis”. Il me montre l’endroit, et son ongle couleur de corne est d’une longueur invraisemblable ! Je ne sais pas ce que c’est que la teigne, mais je me gratte le cuir chevelu inconsciemment.
Le propolis, c'est une matière qui ressemble à du carton mâché Les abeilles le sécrètent pour boucher les trous ou pour protéger le couvain.


Très peu de cadres sont touchés, heureusement. Le “Gros Pierre” saisit un couteau à longue et large lame plate. Il le passe bien à plat sur la gaufre pour ôter les opercules des alvéoles.


_"Regarde, tu vois le miel ?"


J'approche mon nez. Le “Gros Pierre”, bien sûr, me colle le cadre dessus, mais c'est sans effet ou presque: La voilette m'a protégé. Pourtant, j'ai vu le miel : Il tremblote au fond des alvéoles hexagonaux.




Cadres fixés dans l'extracteur, couvercle fermé. Je tourne la manivelle, religieusement. Après quelques essais, j'ai trouvé la bonne vitesse et le bon rythme. Et ce parfum !




... Nous avons surtout du miel d'acacia cette année. Il est blond, clair et bien liquide : Un miel digne des dieux de l'Olympe !




Tout fier de mes connaissances récemment acquises je réponds du tac au tac :


_"Du miel de l'Hymette, n'est-ce pas ?"


_ "Il vaut le miel de l'Hymette. C'est celui que consommaient les dieux. C'est avec celui-là qu'ils faisaient l'hydromel dont s'enivrait Aphrodite, la déesse de l'amour ! Mais ne t'endors pas, tourne la manivelle !"


Le moment venu, je soulevais le couvercle de la centrifugeuse ... Ah ! Mes amis ! Cette odeur ! ... Et puis, moi qui ne mange du miel que très rarement, je cassais un morceau de gaufre et je mordais à belles dents dans la cire. Ah ! Mes amis, mes amis ! Le miel emplit la bouche, enduit la langue, le palais et les dents. Il s'écoule dans le gosier.


















C'est sirupeux, épais, un peu collant, c'est sucré, cela sent la fleur d'acacia, la fleur des prés, le jasmin, le mimosa ... Plus que la saveur, Monsieur, c'est l'odeur, que je retrouve encore, lorsque j'y pense ! La cire s'agglomère en boulettes sous vos dents, elle est malléable, un peu sableuse ...


Je vous le disais, la cérémonie de l'extraction, c'était à peu près la seule occasion pour moi de manger du miel à même les gâteaux de cire. Je crois bien que, depuis ce temps-là, cela ne m’est plus jamais arrivé.
Ah ! Les parfums de l’enfance !




Le “Gros Pierre” est mort depuis longtemps. Les ruchers ont disparu. J'ai conservé les odeurs et les saveurs en mémoire, plein les narines encore, et plein les papilles ! Et puis, le miel, quand on le verse dans les bocaux de verre ... Plus limpide, plus beau que l'ambre, plus beau que la topaze ... De l'or ! De l'or, vous dis-je ... De l'or liquide, tel qu'il coulait autrefois dans les ruisseaux du Paradis Terrestre ... A y tremper les doigts !














Eh bien c’était vrai : Le “Gros Pierre”, il est mort comme ça, d’un coup, le nez dans sa ruche, et les abeilles avaient porté son âme jusqu’au ciel, dans une gloire d’ailes dorées et dans une musique irréelle. On dit qu’elles l’ont conduit jusqu’aux îles de lumière. On dit que là-bas on rencontre parfois un vieux monsieur qui porte un chapeau à larges bords et une cravate lavallière ...


Dans le sable, tout près des acacias, j’ai ramassé un petit morceau de planche délavée, déchiquetée. Il y eut, là, une ruche et, plus loin, voici un bassin de tôle étamée : l’abreuvoir des abeilles !

lundi 3 mars 2008

SUR LE ROCHER D'ANTIOCHE


























C’est un soir de décembre. La nuit est tombée tôt. Il ne reste du jour qu’une sorte de laitance blafarde sur l’horizon. Elle ne tardera pas à s’évanouir. La lanterne, au-dessus de la porte de l’estaminet, marque à peine sa tache blanche sur le mur. Il a plu des hallebardes. C’est fini maintenant, mais, sous la capuche de mon ciré, j’ai le visage encore ruisselant. Heureusement, j’avais mis mes bottes.


Je n’irai pas à la côte ce soir. C’est mon tour d’aller mareyer le “Grand Sabia “, la pêcherie la plus éloignée , tout près du rocher d’Antioche. Ce n’est pas la tempête qi m’empêchera d’y aller, mais le coefficient est trop faible : L’écluse ne dérasera pas. Je vais chez Aline, la mère Thibaudeau, pour faire la partie avec les amis. La partie de manille, comme tous les soirs quand on a le temps, une fois les outils rangés et les animaux soignés.


J’ouvre la porte. J’ôte mon ciré. Je le tend à Aline : Elle le mettra à sécher dans sa cuisine. Je balance ma casquette sur la patère : Eh ! Oup ! Je n’ai pas loupé mon coup !


Toutes les dix secondes, le pinceau de lumière du phare de Chassiron embrase la fenêtre puis s’éteint.










La salle est familière, basse, sombre, ménageant des coins où l’on imaginerait je ne sais quoi si l’on ne savait depuis longtemps ce qui s’y trouve : L’horloge, là, dont le pendule luit de tous ses cabochons et de tout son cuivre jaune. Ici le comptoir, avec le percolateur chromé, lâchant parfois un jet de vapeur, là, une table entourée de quatre chaises de bois, une autre ici, sur laquelle est posé un cendrier de porcelaine. Le calendrier des Postes est accroché à côté de la porte, et l’annuaire des marées, dont les indications, chaque jour, sont cochées de façon qu’on puisse y lire le coefficient et l’heure de la marée : Le coefficient est de cinquante deux aujourd’hui ...Quand je disais qu’il était inutile de se déranger ! Le grand Sabia ne dérase qu’à partir de quatre vingt cinq !
Il fait chaud : Le poêle à charbon ronfle au-milieu de la pièce qui sent la pipe.


Les amis sont là, autour de la troisième table. Dans l’ombre, leurs visages s’éclairent du côté de la lampe. Il y a Tortecol, et puis Méchin-Tête-de-Chien, suçant sa pipe éteinte, comme à l’habitude. Il y a le grand Pajot : Ses joues et son menton sont hirsutes, il ne se rase que le dimanche.














Petit-Sifflet est assis à califourchon sur une chaise à l’envers? Il appuie ses deux bras sur le dos du siège et semble réfléchir. Son éternelle casquette de marin est repoussée en arrière, laissant voir un front dégarni sur lequel il passe la paume de la main gauche. La droite tient les cartes car la partie est engagée. Je salue.


Les verres sont vides. je demande à Aline de les remplir. Elle part derrière le comptoir, chercher un verre et la bouteille. Le vent a repris des forces au-dehors. On l’entend siffler, souffler, battre les volets. Ici, les barres sont mises aux fenêtres et aux contrevents. La pluie se met de la partie. Méchin se lève pour me laisser la place : la Marie l’attend dit-il. Hier, elle lui a passé un savon !


-” tu sais ce que c’est ! La tienne n’est pas différente ! Pour ça, en voilà deux qui savent crier ! Ce n’est pas que j’en fasse rand cas, mais je vais rentrer à la maison : La Roussette est prête à vêler. Il faut que je veille ! “


Bon, je m’assieds? Je bois une lampée? Je bats les cartes. Toutes les dix secondes Chassiron allume la salle et puis l’éteint. On s’y fait. C’est au Petit-Sifflet de couper. Je distribue. Méchin regarde par-dessus les épaules pour apprécier les donnes. Il claque de la langue en passant derrière moi.






Le salaud ! il signale ainsi que j’ai quelques belles cartes ! Il le signale à qui ? Je fais comme si je n’avais rien remarqué. Aline est retournée derrière son comptoir. Elle tripote les boutons de son poste de radio. Il crachote, siffle, et finit par faire entendre une musique espagnole ...


-” Ah ! Arrête ça ! On ne s’entend plus ! “


Un paquet de Caporal circule autour de la table. Chacun roule sa cigarette, la colle d’un coup de langue. Le Grand Pajot essuie sa moustache, jaunie, mais triomphante. La fumée du tabac ne tarde pas à se développer, à nous envelopper, à assombrir encore, si c’etait possible la salle dont on ne distingue plus l’autre bout. Et toutes les dix secondes ...


Voix calmes,basses, rares. Gestes calmes aussi, machinaux, mécaniques, du poignet pour abattre la carte, du bras tout entier pour attraper le verre à pied. Visages attentifs, sérieux, fermés. Aline n’a pas arrêté sa radio. Elle en a seulement baissé le volume sonore. Cela va bien : ça nous fait un bruit de fond. Cela ne nous gêne plus.


- “ Allez, je m’en vais, dit Méchin. “








Il se lève, remonte ses bretelles et son pantalon, rentre la queue de sa chemise. Il porte toujours une ceinture de flanelle rouge , comme les anciens : C’est bon pour prévenir les rhumatismes.
Cochon de temps ! Lui, il n’est pas bon pour les rhumatismes. Méchin endosse son ciré, ajuste sa capuche. Le voilà parti !


-”Salut les gars, à demain ...”


-”À demain”, je grommelle. Les autres en font autant, certains que demain sera semblable à aujourd’hui, ou à peu près !


Je remarque la spirale de papier collant jaune, qui pend au plafond pour attraper les mouches. Elle s’est décollée. Elle est prête à tomber. Parmi les taches noires que font les insectes morts, une bouge encore. Elle fait vibrer ses ailes. Elle fait de la musique. La même musique que le vent. Elle s’essoufle parfois. Elle fait des poses. `


On dirait que la tempête redouble. Le vent s’engouffre dans la cheminée. La porte du poêle laisse échapper une bouffée de fumée verdâtre, nauséabonde.


-” Poussah ! ... Un temps à ne pas laisser une sorcière traîner dans la rue ! “






la porte s’ouvre. On dirait plutôt qu’elle explose, littéralement, avec un grand bruit. Une bourrasque s’engouffre, tourne dans la pièce, agite les rideaux ... Le papier tue-mouches a volé par terre. Voilà ma casquette au sol elle-aussi. Il nous faut nous y mettre à deux, qui nous sommes levés précipitamment, pour repousser le battant et tourner le bec-de-cane. Le carillon de la porte tinte longuement.


Mais ce n’est pas une explosion. C’est la Mélie qui est entrée, tout de noir vêtue, comme à son habitude, avec son fichu sur la tête. Elle doit venir de l’école, juste à côté : C’est elle qui fait le ménage dans les classes, une fois par semaine, après la sortie des écoliers. C’est elle aussi qui tient le bureau des autobus : elle enregistre les colis au départ et réceptionne ceux qui arrivent. Elle a couru. Elle est essoufflée. Quel âge elle a, la Mélie ?


-” Autant demander l’âge du pied de tamarin, à côté de la Mairie ... On l’a toujours connue, la Mélie !


Elle a toujours été là. Et je crois bien qu’elle a toujours eu le même âge ! Elle est toute ronde, la Mélie, toute ronde, mais on ne saurait dire qu’elle est grosse. Elle avance difficilement, s’essouffle aisément. Ses joues sont aussi rebondies que les boules en verre, flotteurs de chaluts que l’on trouve parfois sur la plage.






Elle est brave. On la respecte, mais on la craint aussi, un peu, et on l’évite : Elle pourrait bien savoir des choses ... On l’appelle la Mélie-aux-Herbes car elle a des secrets de médecine bizarres qu’elle prépare dans l’ombre de sa cabane. On la voit parfois, par les nuits claires, se promener dans les champs et dans les vignes. On la voit encore sur la grève, son sac et son canif à la main. On ne peut pas ne pas la reconnaître, sa démarche chaloupée est à nulle autre pareille. Les jours de grandes marées, elle part sur son tricycle, déhanchée à gauche, déhanchée à droite. Ayant laissé sa machine au pied d’un buisson, elle va dans des coins dont elle s’efforce de garder le secret... Pour gratter les palourdes ou l’on ne sait quoi de plus ! Mais les palourdes, elle en pêche ! Croyez-moi, elle connaît !


Ce n’est pas qu’on en ait peur, non, on n’en a pas peur ... Ses médecines sont bienfaisantes. tenez, l’autre semaine, est-ce que ce n’est pas elle qui a sauvé le petit qui avait le croup, chez les Barbier ? - Le docteur n’est arrivé qu’après !


La Mélie tend ses deux mains vers le Godin. Elle lui tourne ensuite le dos pour se chauffer les reins. Elle a un de ces postérieurs, la Mélie ! Nous avons repris notre partie de cartes. Cela n’empêche pas de jeter un coup del ... Simplement, on parle plus doucement.








Elle n’a rien dit, la Mélie. Elle parle peu ... Ou alors, il faut une occasion peu commune. Elle demande une tasse de Viandox, qu’Aline lui prépare aussitôt.


Tout à coup je reste en plan, mes cartes à la main.
C’est à moi de jouer, mais les autre sont suspendus comme moi, en attente de quelque chose d’assez extraordinaire. Aline aussi s’est figée.


-” Vous entendez souffler le vent ? Il ‘a semblé entendre un chien hurler, tout à l’heure ? “


-” Mais oui, c’est bien vrai : tout à l’heure, un chien a hurlé, longuement. Il a hurlé de frayeur. Il hurlait à la mort. C’était entre deux bourrasques. Nous l’avons bien entendu !


Le bouillon est brûlant. La Mélie se chauffe les paumes à la faïence. Elle s’est assise près du poêle. Elle ôte son fichu. Elle tousse deux fois, discrètement, puis elle se tourne vers nous et ... Elle parle ! Eh ! Oui, elle parle ! De saisissement, nous restons figés.


-” Vent qui souffle, cravans qui passent, chien qui hurle ... Souvenez-vous : nous sommes le deux décembre !”








-” Bon Dieu, mais c‘est vrai, que nous sommes le deux décembre ! Deux décembre ... Deux décembre mille neuf cent vingt quatre ... Le chien qui hurle ! le vent qui souffle !


Tortecol prend la parole :


-” C’est le deux décembre mille neuf cent vingt quatre. C’est ce jour-là que s’est perdu le Port-Caledonia, sur le rocher d’Antioche, sur ce maudit rocher ! ... Vingt cinq marins péris et le bateau perdu. La mer a rendu les corps, moins deux que l’on n’a jamais retrouvés. Elle a rendu aussi le cadavre du chien du bord.
Quant au bateau, il n’en est rien resté ! Un grand quatre mâts-barque, pourtant, avec une coque en acier ! Il mesurait plus de quatre vingt dix mètres de long, jaugeait deux mille deux cent quarante et un tonneaux, portait mille tonnes de nitrate, en provenance de Mejillones, au Chili ... On n’a retrouvé qu’une vergue en bois de dix huit mètres de long ... Et, de la cargaison, on n’a vu que quelques sacs de jute, vides puisque la mer avait dissout le nitrate ...”


“ Avoir navigué pendant quinze semaines ! Avoir passé le Cap Horn, avoir vaincu le Diable dans le pire des temps !”








Lequel d’entre nous a poursuivi ?


-” Dans le pire des temps. Puisque le navire était parti du Chili au début du mois d’août. C’est la saison la plus mauvaise, au Cap Horn ! L’hiver austral ! Les vagues y sont semblables à des montagnes ... Grimper dans la mâture par ce vent, par ce froid, encaisser la pluie, la grêle, se geler les mains dans les haubans et sur les vergues, agripper la toile entre les dents pour ferler le voiles ! Manquer à chaque instant de partir à la mer ...


-” Veiller tout le jour et toute la nuit aux glaces qui dérivent. Et pourtant, il faut bien le passer, le Horn ! Un quatre mâts-barque, il nest pas question de lui faire traverser le Détroit de magellan ... Allez-donc louvoyer dans tous ces canaux , entre toutes ces falaises, entre toutes ces glaces. Avec un quatre mâts-barque ! Il faut bien vingt à trente minutes pour un seul virement de bord ... Pensez, trois phares carrés et un phare aurique à l’artimon ! Il avait donc bien fallu passer le Horn ! Tout cela pour venir se briser sur le rocher d’Antioche, après quinze semaines de mer. Alors qu’on était si près du port ! “


“C’est vraiment manquer de chance. d’autant qu’à quelques mois près ... Dès mille neuf cent vingt cinq, le feu de la tour d’Antioche était allumé ! Plus possible de donner sur les rochers, même pendant la nuit le plus noire !




La Mélie-aux-Herbes reprit la parole. Elle parlait d’une voix sourde, mais bien distincte. Elle avait levé la tête et l’on pouvait penser qu’elle regardait à l’intérieur d’elle-même, les yeux perdus dans un lointain qui ne pouvait se situer que dans un rêve. Oui, c’est bien cela : Elle se situait au-delà du réel. On le sentait bien !


-” En mille neuf cent vingt quatre, je n’étais pas née. Ma cœur l’était, celle qui s’est mariée avec un marin de la Rochelle. Paix à son âme ! Elle est morte il y a déjà pas mal d’années. Et son mari l’avait laissée veuve depuis longtemps ... La mer l’avait pris, lui-aussi. Eh bien, savez-vous ce qu’elle racontait ? O! Elle s’en souvenait très bien, de ce naufrage. Pendant longtemps, elle en a fait des cauchemars la nuit.


-” Tous ces hommes que le vent cueillait dans les vergues pour les jeter dans les brisants ! Tous ces hommes : huit Finlandais, sept Allemands, deux Anglais, un Roumain, un Hollandais, un Hongrois et un Norvégien !


-” L’après-midi, il en restait encore une quinzaine sur le pont arrière. Les autres, montés dans la mâture, avaient péri dès les dix heures du matin, quand le gréement s’était abattu !








-”Le canot de sauvetage du port de Saint-Denis, ayant réussi à prendre la mer après plusieurs essais, était parvenu jusqu’au rocher, mais personne n’avait pu intervenir, tant les brisants étaient forts. Tenter le Diable plus avant eût été inutile et les sauveteurs auraient couru eux-mêmes à une mort certaine. A quatre heures de l’après-midi, il ne restait plus que trois hommes à bord du Port-Caledonia. Encore l’un d’eux avait-il été rattrapé par ses compagnons au moment où une lame plus forte que les autres l’emportait? c’était pitié de voir cela, grande pitié !


Le canot a pris le chemin du retour, à l’aviron. Le sémaphore indiquera que le dernier marin s’est jeté à la mer, à quatre heures et demie. Plus aucun espoir de s’accrocher à l’épave, que chaque vague recouvrait. Il s’est jeté à la mer et plus personne ne l’a revu vivant, pauvre garçon, il a plongé en tenant la photographie de sa fiancée entre les dents ! Elle a été retrouvée sur une plage de l’île de Ré, près de Sainte-Marie, deux semaines plus tard. C’était la photo d’une très jolie jeune-femme et le papier portai la trace très nette des dents qui l’avaient serrée ! La jeune-fille a-t-elle su un jour combien elle avait été aimée ? Cinq photographies, en tout, ont été retrouvées et remises au Consul de Finlande ...








Le bateau était Finlandais. Construit en Écosse certes, mais immatriculé en Finlande, à Nystad a-t-on dit. Il était affrété par la Compagnie Bodes, de Nantes, qui avait pratiquement le monopole du transport du nitrate du Chili vers la France. Son Commandant était le Capitaine Karlssonn, dont le corps fut l’un des rares que l’on a cru pouvoir identifier. Mais il vous faut savoir tout de même que ce ne sont pas vingt trois corps qui ont été retrouvés jusqu’à a fin du mois, roulés dans les goémons ... On en a retrouvé vingt quatre en fait, si l’on tient compte de celui qui a été découvert, horriblement mutilé, sur la Basse Benaie, dans l’île de Ré. Il ne pouvait provenir que du naufrage du Port-Caledonia. On l’a enterré dans le cimetière de saint-martin. La mer n’a donc gardé qu’un seul marin. Va savoir lequel ! ... On a beau avoir la liste des hommes d’équipage, trouvée sur le certificat sanitaire délivré au Chili ...”




Nous étions demeurés immobiles, pendant que la Mélie parlait d’une voix monotone et monocorde. C’est vrai, nous avons tous été marqués par le naufrage du Port-Caledonia ! Tous ... À Saint-Denis et à la Morlière... Pensez, le naufrage a été signalé par le sémaphore à six heures trente le matin. Autrement dit, et compte tenu de la saison, dès que les toutes premières clartés ont permis d’apercevoir quelque chose !






Deux décembre ! Jusqu’à seize heures trente environ, moment où le bateau a disparu, Tous les gens des deux villages sont restés en haut de la falaise, priant, espérant, suivant les efforts des canotiers, reprenant espoir à l’arrivée du canot de La Rochelle, un canot à moteur, celui-là ... Désespérant lorsqu’il devint évident que personne n’approcherait suffisamment du bateau en perdition ... Douleur de constater que le canot de sauvetage de Chaucre, amené jusqu’à la plage de Saint-Denis par un attelage de chevaux, ce canot non plus ne pourrait aller jusqu’à Antioche. Il ne parvint même pas à remonter le vent au-delà de la balise des Palles ! A vrai dire, il ne parvint pas à sortir du port !


Angoisse des femmes, des cœurs, des fiancées, des pères et des frères, à chaque coup de roulis un peu fort, à chaque coup de tangage ... Et il y en avait de gigantesques, des coups d roulis et de tangage ! L’instituteur avait conduit ses élèves au bord de la falaise; Dans un semblable drame, on espère, on souffre, on craint ensemble pour les siens et pour les inconnus dont la perte est devenue de plus en plus évidente.


Pensez donc ! À quatre cents mètres du naufrage, les canotiers de saint-Denis étaient parvenus !








Ils y étaient à treize heures, et ils avaient réussi à prendre pied sur le rocher. On les voyait très bien et on voyait très bien aussi les rouleaux qui déferlaient jusqu’à eux. On voyait très bien que personne ne pouvait avancer plus près. Quatre cents mètres, vous vous rendez compte ! Quatre cent mètres, qu’est-ce que c’est ? Presque rien.


Suffisamment pour regarder mourir ces hommes sans rien pouvoir faire, les derniers qui n’avaient pas été emportés dès le matin, quand ils étaient dans les vergues et dans les mâts. A dix heures et quart, le grand mât arrière tombe. À dix heures et demie, c’est le grand mât puis, à dix minutes d’intervalles, c’est le mât d’artimont et le mât de misaine. Les gens du village ont vu tout cela, sans rien pouvoir faire, que prier ...




*






_” Oui ! Eh bien moi, je vais vous dire ! On en a parlé souvent, ma cœur et moi. Le cadavre du chien du bord, on l’a retrouvé vers le quatre ou le cinq décembre. Eh bien il faut croire ce que je vais vous raconter, parce que c’est m’a cœur qui me l’a dit et, ma cœur, elle était assez grande à l’époque pour se souvenir ... Il faut me croire ! “


La Mélie avait changé de voix. Son ton était devenu plus aigu. Appuyée des deux coudes sur la table, nous regardant maintenant droit dans les yeux :


-” Le chien du bord ... Dans la tempête, ma sœur l‘a entendu hurler, hurler à la mort, longuement, dans la nuit.










-”Puis le hurlement s’est étranglé tout à coup. Ma soeur n’a jamais su exactement quelle heure il était à ce moment-là, mais elle était certaine d’avoir entendu le chien hurler au moment précis où le Port-Caledonia a heurté la roche. Malgré le vent, malgré la tempête, et Dieu sait si le vent soufflait ! Dieu sait si la pluie et même la grêle ! Tenez : Comme aujourd’hui ! Et il y avait de l’orage et des éclairs.


Elle se disait sûre que c’était bien avant six heures du matin !












-” Eh bien, moi, je vais vous dire ce qu’elle m’a raconté, ma sœur ... et il faut le croire !


Cela ne vous semble pas étrange, à vous, qu’un navire à quatre mâts, qui a été capable de vaincre le Horn, vienne se jeter sur le rocher d’Antioche, au petit matin, alors qu’il était si près du port et qu’il aurait pu tout aussi bien rester au large en attendant le jour ,
Cela ne vous semble pas étrange, qu’un capitaine expérimenté, qui vient de faire quinze semaines de navigation en descendant les côtes du Chili, puis en remontant l’Atlantique tout le long de l’Amérique du sud ... Vous trouvez cela crédible, vous, lorsqu’on vous raconte que ce superbe voilier est venu donner là, sur ce rocher, au lieu d’attendre le matin pour passer pertuis d’Antioche ! Il n’y avait pas de pilote à son bord e vous croyez qu’il n’en aurait pas attendu un ? Allons donc ! Trop facile ! Il faut trouver d’autres explications !


Comme la Mélie se taisait, mystérieuse, l’un de nous lui demanda d’aller plus avant, maintenant qu’elle en avait tant dit ! Mais on craignait quelque peu ... C’était la Mélie-aux-Herbes ! ... Elle prit le temps de boire son bouillon, à petites gorgées. On n’entendait plus que le cœur de la pendule, qui battait, qui battait. Nous avions oublié nos cartes.






-” Je vais vous dire, moi ! Je vais vous dire. Cela ne vous semble pas curieux, ce navire que l’on découvre là, subitement, alors que le jour n’est pas levé, et puis, le soir dès qu’il n’y a plus un vivant à son bord, tout à coup, le bateau disparaît, disparaît complètement ! Et l’on ne retrouve sur les plages que des cadavres, une vergue, et cinq photos ! Allons ! À qui fera-t-on croire une pareille histoire ? Des bateaux, il y en a eu d’autres, qui sont venus donner sur le rocher d’Antioche ! Beaucoup d’autres ! Ils n’ont pas disparu comme cela, effacés ... Leurs épaves sont toujours là. Un bateau de plus de quatre vingt dix mètres de long, avec une coque en acier ! Non, croyez-moi ... Il y a autre chose ! C’est une histoire de l’Autre ... Je ne veux pas le nommer, mais vous m’avez bien comprise.


-” Eh là ! Comme tu y vas, la mère ! Des histoires du Diable, personne n’y croit plus, aujourd’hui !”


-” Ah oui ! Vous dites ça. Eh bien, je vais vous raconter, moi, comment cela s’est passé !


-” Tout le monde sait qu’il y a des navires qui ont la poisse. Et vous le savez bien vous-aussi. Il y en a que le malin persécute dès leur lancement : Ils se couchent sur la rampe au lieu de descendre tout droit à l’eau ou bien, alors que leur quille a glissé convenablement dans la coulisse, ils vont donner sur le quai, sur un navire voisin .


-”On sait alors que ces navires là ont le mauvais œil. Le Malin les aura un jour, quelles que soient les compétences de leur capitaine. Il les aura ! Il les attend quelque part, à l’entrée d’un goulet, aux abords d’un récif, en pleine mer, parmi les déferlantes et les tourbillons ! Par temps calme, même, parfaitement calme, au hasard d’un incendie ...


-”Le Port-Caledonia a été construit à Glagow, très exactement en mille huit cent quatre vingt douze. On en a lancé,dans ce port écossais, des navires de toutes tailles et de toutes sortes ! La date de sa construction nous est fournie par les papiers du bord, que l’on retrouvés dans les poches des vêtements, sur les cadavres. C’était donc un bateau qui avait trente deux ans. L’ Autre avait attendu, laissant les équipages endormir leurs craintes. trente deux ans, Il a attendu ! Mais qu’est-ce que trente deux ans, pour Lui ? - Pas plus que pour la mer qui ronge à Chassiron !


-” Vous savez ce que c’est, Mejillones, au Chili ? L’instituteur me l’a montré sur son Atlas, sur la carte de l’Amérique du sud. Des déserts, des déserts, torrides, secs, au nord du pays, près d’un port qui s’appelle Antofagasta. Rien que des déserts, parmi les plus secs de la terre ! Le Cornu seul peut se promener là-dedans !








-”Des kilomètres et des kilomètres ... Des kilomètres de lacs salés desséchés. Des roches éclatées. À l’horizon, on voit fumer des volcans, les plus hauts de tous les volcans de la planète !


-” Les homme qui travaillent là-bas, dans les mines, à gratter les couches de nitrate, se brûlent le visage et les mains. Ils ont le dos pelé par le soleil. Ceux qui ne grattent pas le sol remplissent les sacs. Les autres les chargent sur leur dos pour les conduire aux navires ...












-”C’est cela, le nitrate du Chili, que l’on répand dans nos champs pour faire pousser notre blé ! C’est l’antichambre de l’Enfer et ces ouvriers sont des damnés ! Quand ils meurent, épuisés par le travail et par le soleil, leurs cadavres mêmes se dessèchent et se momifient ! On les trouve des siècles après ... Le rire de la mort s’affiche sur leurs lèvres. La peau se tend sur les os !


-” Les équipages des navires qui vont là-bas n’éprouvent que la hâte d’en repartir. Il faut pourtant bien y rester le temps du chargement ! Il est long, le temps du chargement ! Bien heureux encore quand l’Autre n’en profite pas pour faire éclore une épidémie de variole ou de choléra ! C’est tout ce qui saurait éclore, dans ces régions-là !












-” Bon ! Quand il ne vous a pas eu là-bas, Il vous attend à Valparaiso ! ... Valparaiso ! En a-t-on assez rêvé pourtant : la Vallée du Paradis ! On aurait pu s’y arrêter à l’aller, avant de remonter vers le nord.












-” On l’a fait peut-être, pour prendre des vivres , faire de l’eau, pour réparer ce qui a pu casser dans le passage du Horn... Y a-t-on fait escale en redescendant au sud ? - Probable : On ne s’embarque pas pour une si longue navigation, en plein hiver austral, on ne s’embarque pas sans refaire les pleins, sans charger les rafraîchissements, sans changer les espars et les cordages en mauvais état. À valparaiso, c’est bien vrai que les marins se croient au Paradis ! Les bistrots louches, les filles faciles ! Vous pensez, un voyage qui dure quinze semaines ! On le prépare, on se gorge !


-”Et c’est là que l’Autre vous attend encore ... Un coup de couteau lors d’une rixe, c’est si vite reçu ! Les fleurs qui s’épanouissent autour de ces ports, c’est tout fleurs vénéneuses. On a sa fiancée, oui. On garde sa photo contre son cœur, oui.


-”Mais il n’empêche : Des voyages de quinze semaines à s’accrocher aux étais et aux filières pour que les vagues ne vous jettent pas à la mer !












-” quinze semaines à boire son boujaron de tafia dans un poste d‘équipage qui empeste le tabac, le graillon, la sueur et le nitrate ! Quinze semaines à dormir dans des hamacs, bien heureux lorsque le roulis et e tangage vous permettent de sommeiller un peu, de récupérer des grandes fatigues ! Des fois douze heures sur le pont, à se battre avec la mer, à se battre avec les voiles, à se battre avec les drisses et les écoutes ! Et puis le froid ! On sait bien qu’on va le rencontrer, le froid, on le connaît, mais on ne s’y habitue pas. Comment s’y habituer ? Le froid qui vous coupe le visage, qui raidit vos doigts, qui vous coupe le souffle. Veille aux glaces ! Ces énormes glaces qui dérivent !


-” Avez-vous jamais entendu raconter les histoires des bateaux qui ont été pris par les glaces ? Vous a-t-on conté l’histoire de ce bateau, que les marins rencontrent parfois dans les parages de l’île Chiloé, entre les îles et le Terre-de-Feu ? Navire fantôme, gelé du haut en bas, et qui dérive ... Alors, oui, bien sûr, on l’aime, sa promise qui attend, on l’espère, dans les neiges de la Finlande , dans les vallées d’Allemagne, ou dans une plaine de Hongrie ... On ne l’oublie pas. Comment l’oublierait-on ? On n’a rien d’autre que son souvenir et on n’espère rien d’autre que la revoir !










-” Il n’empêche, Valparaiso, c’est aussi les filles, et cela se situe sur un autre plan ... Ce n’est pas la même chose ! Et le Cornu vous attend là aussi. Combien de fleurs d’amour se sont révélées empoisonnées ? Combien de baiser rageurs ont-ils conduits directement au cimetière, en haut de la colline de Valparaiso ? Qu’importe ! La mer aussi, la gueuse, elle vous prend, elle vous baise, elle vous tue. Qu’importe, il faut bien que l’on vive !


-” Il vous a raté, le Cornu ? Il vous guette un peu plus loin. Il est certain de vous avoir. En a-t-Il eu des navires entiers, et des meilleurs, perdus corps et biens, disparus dans les méandres des canaux de Biggle ou de Magellan ! Les plus grands cimetières de bateaux du monde! ... On en voit encore quelques carcasses, mais la plupart ont disparu, complètement.


“ Allons, le Port-Caledonia ne passera pas par les détroits : Impossible pour un quatre mâts-barque. Il faudrait être fou ! On n’aurait pas les largeurs pour louvoyer et pour tirer les bords. Dieu sait s’il faudrait en tirer, des bords, sous les éboulements des glaciers ... Le Capitaine Karlsonn fait un pied de nez à l’Autre. On passera le Horn !












-” On vous a raconté ... Vous savez ce que c’est que le Horn, avec un vent qui refuse ! Avec es montagnes d’eau qui s’abattent sur le navire, déferlent sur le pont, arrachent les écoutilles, brisent les mâts, surprennent le timonier, couchent le bateau ... Est-ce qu’il va se relever ? -”Allez, relève toi, Bon Dieu, relève-toi et je le jure : Tout ce que j’ai, je le donnerai aux pauvres, le jour de mon mariage au Temple du village ! “ -” Vas-tu te relever ?”


-” On vous a conté le regard mauvais des albatros qui planent dans les vents, vous fixent de leur œil méchant, vous menacent de leurs becs puissants, jaunes, crochus. Ils vous attendent, eux-aussi. Ils ont tout leur temps. Ils glissent sur une aile, puis disparaissent. Ils reviendront, soyez-en sûrs ! Combien de matelots, combien de Capitaines ont-ils disparu là, entre la Terre-de-Feu et l’Antarctique ! Le Malin, c’est là qu’il vous attend.


-” Eh bien, moi, je vous le dis, c’est là qu’il l’a pris, le Port-Caledonia. C’est là qu’il l’a saisi, pour ne pas le laisser échapper, cette fois.


-” une vague encore plus monstrueuse que les autres, bavant l’écume, crachant la rage vers le ciel, accourant du pôle sud, une vague ... Mais peut-on encore appeler ça une vague ?






-” Il en vient quelquefois, des furies comme ça. Nos maris, nos gars les ont aperçues. Bien rares sont ceux qui sont revenus pour le dire... Il est même possible qu’il n’y ait pas eu du tout de vent, ce jour-là .. L’océan semble plat, calme. Il respire profondément. On dirait qu’il dort. Et puis ça vous vient dessus sans prévenir. La vigie a juste le temps d’ouvrir la bouche, pas le temps d’articuler un son, un cri, un avertissement !


-” La vague les a saisis là, ceux du Port-Caledonia. Elle les a pris sur son dos. Elle a couru, couru ... Que c’est rien de le dire ! Et qu’en a-t-elle fait, je vous le demande ? Elle a traversé l’Atlantique le temps d’un respire, d’un seul élan ... Le Cornu était dedans !


-” Elle a jeté le bateau sur le rocher d’Antioche. Loin, tout ça ? Que sont les milles marins pour le Diable ? Et comme il n’était pas complètement brisé, comme les marins n’étaient pas encore noyés, le Diable ... Eh ! Il fallait bien que je finisse par le nommer !


-“ Le Diable s’est acharné. Il a fait souffler tous les vents, tonner tous les orages, courir tous les rouleaux dans les brisants. Il a tout secoué jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un vivant. Alors il a repris le navire, d’un seul coup. Il l’a remporté.






-” Vous n’avez jamais entendu parler de ces bateaux qui divaguent dans les étendues, démâtés, coques crevées ... Ces bateaux-fantômes ! Parfois on les aperçoit dans les brumes. On dirait qu’ils volent. Ils passent, e on ne les approche jamais.


-” Voilà comment le Port-Caledonia a disparu, mes amis ! Et voilà pourquoi il était apparu tout d’un coup, au moment où l’on entendait hurler le chien du bord, malgré la tempête ! Voilà pourquoi il a disparu d’un seul coup, sans que personne ne puisse en retrouver la trace.
Pensez ... Quelques vieux sacs vides, des cadavres, dont celui du chien, une vergue de dix huit mètres ...
Et les photos, les photos des fiancées, retrouvées avec les marques des dents de leurs promis !


-” Vingt trois corps ont été enterrés dans le cimetière de saint-denis, vingt trois dans la même tombe ! Le Pasteur est venu, le Consul de Finlande aussi. Il venait de la rochelle. Il s’appelait Monsieur Erich Morch. Le service funèbre a eu lieu le douze décembre ... On n’avait pas encore retrouvé les derniers corps !














-” Elle vous paraît bizarre, ma façon de raconter les choses ? Les ports et les côtes n’en manquent pas, pourtant, des histoires de ce genre et il faut bien y croire. Comment comprendre ? Et si vous ne croyez pas à ces histoires, à quoi pouvez-vous bien croire ? Je vous le dis, C’est Lui, c’est le Cornu. Je voudrais ne pas l’avoir nommé du tout. Je l’entends souffler la nuit, du côté de Chassiron, quand je vais faire la cueillette des simples ... Ah ! Il m’aura bien un jour, tout comme Il nous aura tous ! D’où viendra-t-il ? Comment viendra-t-il ? Il sort, les nuits d’ouragan comme celle-là. Il sort du feu de ses volcans !


-” Les marins du Port-Caledonia en ont aperçu, des volcans, tout au long de la cordillère du Chili ! Le Malin sort des flammes de la Terre-de-Feu. Il sort de je-ne-sais-où ... Mais il vient jusque là. Songez-y : Est-ce que la terre n’a jamais tremblé ici ? “
*




-”Il y eut un bruit sec : Le verre de la lampe avait claqué? Au-dehors, un éclair avait dû zébrer le ciel. On avait perçu sa clarté entre les fentes des planches, deux secondes à peine après le passage du rayon lumineux du phare? Aline alla chercher une chandelle. Au loin, entre les roulements de l’orage et les sifflements du vent, il semblait bien que l’on entendît un chien hurler ... Un chien !


-” La Mélie remettait son fichu. Une charrette passait, tardive. On entendait crisser les bandages de fer de ses roues. On entendait gémir les moyeux. On entendit hennir un cheval, longuement.


-” Allez, je vais rentrer chez moi. Je n’ai pas loin à aller...”




C’est moi qui lui ai ouvert la porte. Le carillon tinta de nouveau. Je l’entrebâillai juste ce qu’il faut, puis je m’arqueboutai pour refermer le battant.


-” Soir, Aline. On s’en va aussi. Tiens, verse-nous le dernier coup de blanc !
















-” Eh bien, Monsieur, c’est dur à dire, mais, la Mélie, on ne l’a jamais revue ! On a retrouvé une de ses chaussures ... On les connaissait bien, ses chaussures, toutes déformées. Il n’y avait aucun doute possible. On a retrouvé une de ses chaussures, celle du pied gauche. On a retrouvé son fichu noir, celui qu’elle mettait sur sa tête ... Vous savez où on les a retrouvés ?
Et c’est le Petit-Sifflet les a ramassées, roulées dans le varech, à la laisse de mare basse. Là où la plupart des corps s’échouent après chaque naufrage. Le Petit-Sifflet, il allait aux palourdes ce jour-là !


-”C’était il y a quelques années et depuis ... Depuis, Monsieur, tous les ans, le deux décembre, dans la nuit, on entend le vent, et on entend un chien qui hurle à la mort. Et, savez-vous encore ?


“ Quelques jours plus tard, de l’autre côté, dans l’île de Ré, un promeneur trouve une photographie sur la plage. Une photographie un peu jaunie, mais intacte ou presque. Elle représente un beau gars aux cheveux blonds. Et sur la photo, il y a des traces, comme si elle avait été serrées entre des dents. Allez-donc comprendre !


















-”Et savez-vous, Monsieur ? On avait tous entendu passer une charrette tirée par un cheval. Nous l’avions tous entendue quand la Mélie a eu fini de parler ! Eh bien ! ... A Saint-Denis, à cette époque-là, il n’y avait plus un seul cheval depuis déjà longtemps !










*